Avoir vingt ans sous un ciel gris

Avoir la vingtaine, c’est à la fois grisant et stressant. On boucle ses études, on entame sa carrière, on se cherche un toit et on songe à l’avenir… Mais ce n’est pas évident quand le coût de la vie explose, que le prix des maisons s’envole et que le climat dégringole, comme en ce moment. Était-ce plus facile quand on avait le même âge au début des années 1980 ? Regards croisés des jeunes d’aujourd’hui et de ceux d’hier sur les tourments du début de l’âge adulte, quand la morosité économique frappe. Premier texte d’une série de cinq.
1982. Temps sombre pour l’économie québécoise. Le taux de chômage grimpe de façon vertigineuse. L’inflation atteint 13 % et les taux d’intérêt explosent. À l’instar de nombreux pays industrialisés, le Canada fait face à une importante récession qui laissera des séquelles.
« Même si je suis censée l’avoir eu tout cuit dans le bec parce que je suis une baby-boomer, ma réalité a été bien différente », se souvient Ann-Marie Gagné, qui avait 24 ans à l’époque. Elle étudiait à Québec en communication et raconte avoir accumulé les emplois précaires.
2022. Quatre décennies plus tard. Le monde se réveille à peine d’une pandémie qui l’a mis sur pause pendant deux ans. La Russie envahit l’Ukraine et bouleverse les relations géopolitiques et commerciales du globe. Voilà le cocktail Molotov qui a entraîné une flambée du coût de la vie : le prix de l’essence s’emballe, les factures d’épicerie aussi, sans parler de la valeur des maisons, tout cela conjugué à une remontée effrénée des taux d’intérêt pour juguler l’inflation.
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« J’ai l’impression de vivre avec une très grosse pression, notamment économique parce que littéralement tout a augmenté, mais il n’y a pas que ça. Il y a le contexte social, politique et environnemental qui est angoissant aussi », confie Sol’Abraham Castaneda Ouellet, un étudiant en neurosciences de 23 ans, qui vit à Montréal.
D’une époque à l’autre, comment les jeunes endurent-ils les crises économiques ? Et quels sentiments ont-ils de leurs parcours respectifs ?
Plongeon dans le passé
La façon que l’on a, généralement, de délimiter les générations ne colle pas toujours bien à la réalité. Ainsi, ceux qui sont dans la vingtaine aujourd’hui peuvent faire partie des plus jeunes de ce qu’on appelle les millénariaux (nés entre 1981 et 1996), ou des plus vieux de la génération Z (1997 à 2012). Le statut de ceux qui étaient âgés de 20 à 29 ans en 1982 apparaît beaucoup plus simple, parce qu’ils appartenaient tous à la fameuse génération des baby-boomers (1946 à 1965). Mais rien n’est jamais si simple.
« Ça devait tellement être une belle époque de grandir au moment où l’on mettait sur pied l’assurance maladie universelle, Hydro-Québec, et plein de super gros projets collectifs qui ont changé le Québec », s’émerveille Henri Villandre, un économiste de 27 ans qui évoque plutôt la fin des années 1960, que le début des années 1980.
« Ça, c’était à une autre époque, précise d’emblée Denys Lamontagne, qui avait 25 ans en 1982 et venait d’obtenir son bac en éducation physique à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Quand on est arrivés, nous autres, tout ça était fini. Quand les gens disent que je faisais partie des baby-boomers, je leur réponds : “Excuse-moi, mais c’était avant moi !” » dit-il en pensant à ses propres années de jeunesse, qui ont surtout été marquées par la défaite référendaire, la crise économique et la montée des valeurs individualistes de droite portées par le président américain Ronald Reagan ou la première ministre britannique Margaret Thatcher. Il y a effectivement eu deux sortes de baby-boomers, dit l’économiste émérite de l’Université du Québec à Montréal Pierre Fortin. En fait, après presque deux décennies de progrès constant, l’augmentation réelle des salaires s’est arrêtée, et même inversée, à partir de la fin des années 1970, après quoi le Québec a connu l’une de ses pires récessions.
« Les jeunes qui sont arrivés sur le marché du travail en 1980, comme ceux qui sont arrivés durant l’autre grosse crise, en 1990, ont été dans la m… pendant plusieurs années avant de vraiment pouvoir prendre un rythme de croisière plus raisonnable », raconte l’économiste.
Retour au présent
Ce qui ne veut pas dire que les temps ne sont pas difficiles pour les jeunes aujourd’hui, observe la conjointe d’Henri, Gabrielle Longin, 25 ans. Même lorsque l’on a déjà décroché, comme elle, un bon emploi dans la fonction publique fédérale dans son domaine d’étude. La jeune femme n’est pas sûre de tellement s’y plaire.
« J’ai l’impression d’un cadeau empoisonné. Je me dis que la vingtaine, c’est le moment idéal pour prendre plus de risques sur le plan professionnel, mais tout le monde me dit que ce serait le pire moment pour prendre ce genre de décision. »
C’est qu’il y a la menace de récession économique qui grossit et le coût de la vie qui ne cesse d’augmenter, constate le couple qui vient de déménager d’Ottawa à Montréal. C’est aussi que Gabrielle et Henri aimeraient bien pouvoir s’offrir, un jour, une maison dans laquelle ils pourraient élever des enfants, mais que le rêve semble toujours s’éloigner tellement le prix des logements est élevé et les taux d’intérêt ne font qu’augmenter. À l’époque de ses parents, dit Henri, « on pouvait acheter une maison avec un salaire décent. Nous, même avec nos deux salaires très décents, cela semble complètement impossible. »
Un rêve que caresse aussi Sol’Abraham, et qui lui semble également de moins en moins à sa portée. « Chaque dépense devient de plus en plus lourde. Au départ, on se dit que ce n’est pas grave et que viendra bientôt le moment où on sera à l’aise financièrement. Mais les années passent et j’ai l’impression de pédaler très fort pour pas grand-chose », résume celui qui aimerait bien un jour quitter son 4 et demie dans le quartier Saint-Michel, situé en face l’A-40, pour une maison dans les Laurentides, là d’où vient sa famille.
Père de deux filles arrivées aujourd’hui au tournant de la trentaine, Denys Lamontagne voit quant à lui des similitudes entre notre époque et celle de ses vingt ans. « D’un côté, les deux situations ne sont pas différentes : tout le monde est pris pour se démerder. D’un autre côté, à notre époque, cette anxiété était vécue comme quelque chose d’individuel, alors qu’aujourd’hui, cela me semble plus vécu comme un phénomène social. C’est tout le monde, par exemple, qui s’inquiète de l’avenir de la planète. »
Correction: Cet article a été modifié pour indiquer que Gabrielle Longin est âgée de 25 ans, et non 23 ans.