Les Uber Files et la fin de l’économie des jobines

La « gig economy ». L’Ubérisation. Voilà deux expressions qui ont défini une décennie entière de nouvelles applications qui tire à sa fin, maintenant que l’on constate l’ampleur des moyens déployés durant cet âge d’or des technologies de rupture pour déjouer les règles, sinon carrément les lois encadrant certaines industries. Qu’est-ce qui vient ensuite ?
Des start-up qui veulent tout casser dans leur secteur, « ça continue peut-être encore d’exister, mais on sent un certain essoufflement », constate l’expert et professeur en entrepreneuriat et en innovation de HEC Montréal Jean-François Ouellet. « On a fini par comprendre que ce qui semblait révolutionnaire il y a quelques années a fini par coûter cher. »
Des coûts élevés qui ne s’expriment pas toujours en termes financiers, comme le démontrent les documents contenus dans les Uber Files publiées début juillet. Il y a aussi des coûts humains, politiques et sociaux à vouloir tout chambouler.
Une culture de la cassure
L’application Uber a vu le jour en Californie en 2009. Au cours de la décennie suivante, elle a tour à tour fait rager, frémir et craindre le pire aux chauffeurs de taxi, aux élus municipaux et aux gouvernements de toute la planète. Elle brisait les codes et les règles du marché du transport de personnes qui, à ce moment, fonctionnait toujours avec des centrales d’appel et des reçus gribouillés à la main.

Un an plus tôt, trois amis eux, aussi californiens, se demandaient pourquoi il n’était pas plus facile de passer par des sites de petites annonces comme Craigslist ou Kijiji pour offrir son logement en location de courte durée à des touristes. Quelques lignes de code plus tard, Airbnb voyait le jour. L’industrie touristique et hôtelière n’avait qu’à bien se tenir.
Une mentalité toute particulière a émergé de la Silicon Valley après la crise financière de 2008 : il fallait oser. Dans le pire sens du terme. On parlait de l’importance à l’époque des technologies de rupture. L’objectif : appliquer le mobile et le numérique pour faire tomber des géants sclérosés dans leurs anciennes pratiques analogiques et trop réglementées.
C’est tout à fait louable. Les méthodes ? On se rend un peu plus compte depuis le 11 juillet dernier, avec la publication des Uber Files, qu’elles n’étaient peut-être pas si légitimes que ça, en fin de compte. Dans des dizaines de pays, Uber a menti au fisc. L’entreprise a sciemment créé le chaos dans des villes partout sur la planète pour favoriser l’implantation de son modèle d’affaires, une stratégie surnommée « shitstorm » à l’interne. Elle a acheté des politiciens à gauche et à droite.
Airbnb n’a peut-être pas le même palmarès, mais le service de location nuit à la qualité de vie de nombreux immeubles locatifs partout dans le monde. Des utilisateurs font la fête un peu trop fort. Des créateurs de contenu porno tournent des vidéos bruyantes et dérangeantes. Des quartiers complets deviennent inaccessibles pour leurs résidents qui recherchent un loyer abordable.
Comme d’autres entrepreneurs des technos, Travis Kalanick, le fondateur d’Uber, a probablement pris un peu trop littéralement une expression connue des informaticiens et reprise par le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, qui dit que, pour connaître du succès, il faut « bouger vite et briser des choses ».
Kalanick a été expulsé de son poste de p.-d.g. d’Uber après avoir brisé non seulement la carrière de bien des chauffeurs de taxi, mais aussi des vies. Sa négligence dans des cas d’agression sexuelle survenus dans des voitures Uber a pesé lourd en faveur de son congédiement.
Pendant ce temps, le consommateur aussi s’est raffiné. Téléphone en main, que ce soit pour héler un taxi ou réserver un logement, il s’attend à un niveau de qualité minimal qui n’est pas toujours au rendez-vous, ajoute Jean-François Ouellet. « C’est un peu comme McDonald’s : le client s’attend à un certain standard dans le service d’une fois à l’autre. » Et quand ça dérape, c’est la réputation de l’entreprise qui en prend pour son rhume.
Maintenant que les Uber et Airbnb de ce monde sont inscrits en bourse, garder une bonne réputation devient autrement plus important pour satisfaire les actionnaires…
De la jobine au télétravail
Plusieurs ont vu dans Airbnb, Uber et les autres l’émergence d’un nouveau paradigme pour le travailleur moyen : il pouvait cumuler deux ou trois de ces petits boulots offerts par ces applications et devenir son propre patron. Les autres pouvaient s’assurer d’un petit revenu d’appoint en louant occasionnellement leur logement ou en reconduisant des gens de temps en temps seulement.
C’est ce qu’on a appelé en anglais la « gig economy », l’économie des petits boulots. Des jobines qui ne suffisaient pas à elles seules à garantir un revenu décent à leurs utilisateurs ni des conditions de travail comparables à celles d’un meilleur boulot : pas d’assurances, pas de plan de retraite, etc.
Là aussi, la révolution a pris fin avec la dernière décennie. Si deux années de pandémie et de confinement n’ont pas fini d’enterrer le concept, disons qu’il a perdu beaucoup de lustre. Depuis le printemps 2020, on parle moins de l’importance d’arrondir ses fins de mois avec Uber que de la nécessité de tout faire à distance : le boulot, l’épicerie, l’école…
« Nous sommes passés d’une économie des jobines à une économie à distance », résume l’associé de la firme montréalaise d’investissement en capital-risque iNovia Capital Chris Arsenault. M. Arsenault a vu plusieurs cohortes de jeunes entreprises naître depuis sa cofondation d’iNovia en 2007. Il a aussi vu le changement s’opérer dans le désir des entrepreneurs.
Dans la “gig economy”, les entreprises promettaient de faire un peu plus d’argent avec un deuxième petit boulot. Avec la pandémie, la priorité a plutôt été de créer des services et des applications “remote-first”
« Dans la “gig economy”, les entreprises promettaient de faire un peu plus d’argent avec un deuxième petit boulot. Avec la pandémie, la priorité a plutôt été de créer des services et des applications “remote-first” », accessibles à distance. Des applications en tout genre, allant des systèmes de gestion des entreprises aux services de livraison de repas.
Alors que les mesures sanitaires contre la COVID-19 disparaissent une à une, le télétravail, lui, demeure. Certaines habitudes adoptées ces deux dernières années semblent vouloir rester. C’est là-dessus que se concentre une masse critique d’entrepreneurs, ajoute Chris Arsenault.
« Le télétravail a créé toute une gamme de nouveaux besoins pour les gens et pour les entreprises », dit-il. On ne brise plus l’économie, on la décentralise. On ajoute une couche de flexibilité là où les règles étaient autrefois strictes et rigides.
Bref, on plie là où avant on aurait cassé. C’est d’ailleurs une autre leçon apprise des Uber Files : tout ce qu’il y a à savoir date d’avant la fin 2017, quand le p.-d.g. actuel Dara Khosrowshahi a fait le ménage. Il a rappelé plus tôt cette semaine que 90 % des employés actuels d’Uber n’étaient pas là avant sa nomination.
De leur côté, les hôtels ont acheté des immeubles locatifs et ont ajouté les logements de courte durée à leur offre. Certains offrent même la location de maisons. L’industrie s’est ajustée. Les innovateurs ont pris bonne note.