Ouvrir un restaurant en pleine tempête
L’inflation atteint un niveau record au Canada, soit 6,8 % en avril. Derrière les chiffres, il y a des humains qui en subissent les conséquences. Mais tout le monde n’est pas égal devant la hausse du coût de la vie. Troisième d’une série de portraits des visages de l’inflation.
Avril 2021 : la pandémie fait rage, le tourisme est à plat, la restauration danse tant bien que mal sur l’étrange tempo des mesures sanitaires. Un pas en avant et vous ouvrez, deux pas en arrière et vous fermez. Saluez la compagnie, et recommencez…
C’est précisément au milieu de cette tempête qu’Aurore Perrinel et Florent Garcia ont décidé de jeter leur ancre. Le 15 avril de cette année-là, ils devenaient propriétaires du Café Bohème, un établissement ayant pignon sur rue à Tadoussac. La COVID n’accordait alors aucun répit et les banques, presque aucun prêt pour acquérir un restaurant, au moment où l’industrie traversait sa crise du siècle.

« C’était une entreprise saine, solide et rentable. Nous sommes arrivés avec un dossier excellent, et c’est pour ça que les banques nous ont dit : “OK, on embarque avec vous” », raconte Aurore. L’argent leur permettait de naviguer, encore fallait-il qu’ils apprennent à contourner les écueils. D’abord, la pénurie de main-d’œuvre, ensuite, la rupture des chaînes d’approvisionnement. Maintenant, l’inflation, qui oblige les restaurateurs à trouver des trésors d’invention pour se maintenir à flot.
« Florent a beaucoup travaillé sur les menus pour éviter au maximum les hausses de prix — même s’il y a des hausses sur tout », explique Aurore. Le homard, par exemple, ne figure plus sur la carte, le crabe non plus.
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« Une famille de quatre, je n’ai pas le goût qu’elle sorte d’ici avec une facture de 300 $ ou 400 $. Ça n’aurait pas de bon sens », indique Florent, le maître en cuisine. Les produits, cet été, seront moins nobles, mais tout aussi travaillés, assure le couple.
« Le soir, nous avons de la pintade qui vient de Baie-Saint-Paul. J’ai eu un bon prix sur le flétan, un poisson de la Côte-Nord. Oui, j’ai perdu le homard de la Gaspésie, mais j’ai gagné le flétan de la Côte-Nord. Est-ce que je suis vraiment perdant ? » demande Florent.
Derrière ce choix se profile aussi une forme de résistance, ajoute Aurore.

« C’est un cercle vicieux, croit la femme d’affaires. Le crabe a atteint un prix de fou, ce n’était plus mangeable pendant un moment, et maintenant, plus personne n’en achète et ils doivent le brader pour le vendre. Si tu renonces à acheter certains produits, tu peux avoir une influence sur le prix. »
Le Café Bohème a l’âme de la cigale, mais il doit de plus en plus montrer la rigueur de la fourmi pour continuer à chanter. Les nouveaux propriétaires deviennent lentement comptables et sûrement acrobates pour arriver à jongler avec l’inflation.
« En fait, c’est tout un jeu d’équilibriste, ajoute Florent. Il faut tout prendre en compte : le gaz que tu vas utiliser et l’énergie que ton four va prendre pour cuire un produit. Tes patates, vas-tu les faire éplucher par un cuisinier payé 30 $ l’heure ou par une petite main payée 17 $ ? Tout ça, t’es capable de l’analyser et de trouver des chemins pour arriver à moindre coût. »
Circuits courts et système D
À Tadoussac comme partout ailleurs, le prix de l’essence atteint des sommets. Pour soulager autant que possible le porte-monnaie, le couple de restaurateurs mise sur l’achat local, qui réduit les distances autant que les factures.
« Je ne paie pas d’essence quand j’achète mes pleurotes et mon argousier : on vient me les porter au petit marché, souligne Florent. Je traverse la route, j’arrive avec ma cagette, je choisis mes légumes. Ça, c’est une façon que nous avons trouvée pour, d’abord, valoriser les produits de nos producteurs, mais aussi une façon de [réduire notre] coût d’essence en faisant des circuits courts. »
Une autre source d’économie pour le couple, c’est la débrouillardise et l’entraide. Avec un coup de main de la communauté, il apprend à régler lui-même les petits pépins qui finissent par créer un trou béant dans le budget quand ils s’additionnent.

« Nous avons refait notre salle de bains l’an dernier avec François, un constructeur du coin, relate Florent. Nous avons réussi à économiser sur la facture en travaillant avec lui. Ça doit nous avoir fait épargner, quoi ? 2000 $ ? 3000 $ ? »
Idem pour les fenêtres à changer autour de la maison. Chacune d’elles coûtait 100 $ à fabriquer, et 100 $ à faire poser. Aurore, avec les conseils d’un voisin, les a fixées elle-même, épargnant 600 $ de main-d’œuvre au passage.
Ces deux Bretons d’origine ont même étudié un art nordique devenu rituel au Québec : le changement de pneus. « Tu sais, pour des Français, changer des pneus d’hiver et des pneus d’été, on ne sait pas trop faire. Bien, on a appris ! C’est aussi ça de moins à dépenser », explique Aurore, fière.
Économiser partout, sur tout
Ces économies faites à gauche et à droite leur ont notamment permis d’augmenter les salaires des membres de leur personnel en cuisine, qui varient de 18 $ à 25 $ l’heure. « Il faut bien qu’ils mettent de l’essence dans leur voiture, qu’ils fassent leur épicerie et qu’ils puissent pallier l’inflation », indique Florent. Les deux amoureux auront d’ailleurs une rareté cet été : une équipe complète, avec 25 employés bien comptés. Une condition essentielle à leur succès, puisque le café, pendant la saison estivale, accueille jusqu’à 600 convives par jour. « C’est énorme », précise Florent.
Quand le restaurant roule à plein régime, le coût de l’électricité frise les 2000 $ par mois. Là encore, les propriétaires ne tolèrent aucun laisser-faire : la nonchalance, comme le temps, c’est aussi de l’argent.
« Une lumière qui reste allumée tous les soirs sans raison, multiplié par le nombre d’heures, multiplié par le nombre de mois… C’est comme si tu jetais un billet en l’air, calcule Florent. Notre équipe est très, très, très conscientisée au gaspillage. »

La hausse du coût de l’électricité impose une réduction de la consommation. « Cet été, la machine à plonge, plutôt que de rouler 100 fois en une heure, elle va peut-être rouler 150 fois, soulignent les deux copropriétaires. Il faut que tu compenses ailleurs : mettons qu’avant, je pouvais avoir une pièce de viande qui prenait cinq heures de cuisson, alors que maintenant, je vais travailler avec un morceau qui va en demander seulement deux. »
Inquiet pour les régions éloignées
À son arrivée au Québec, il y a huit ans, le couple a vécu à Amqui, où les attendait l’hiver le plus froid en près de 100 ans — une belle épreuve pour prouver que les deux n’avaient pas froid aux yeux. Ils espèrent, néanmoins, que la période inflationniste actuelle sera moins longue que l’interminable saison froide de jadis. Les régions, selon eux, peuvent endurer les températures les plus glaciales bien plus longtemps que la hausse folle du prix du carburant.
« Tadoussac, c’est connu à travers le monde : tant qu’il y aura des baleines et des croisières, il y aura des touristes. Mais est-ce que les gens vont aller à Baie-Comeau et à Sept-Îles cet été ? J’en doute, poursuit Florent, mais je le souhaite. Nous ne voulons pas être le seul village sur la Côte-Nord à avoir la lumière et du tourisme. Nous avons plein de beaux producteurs sur la Côte-Nord. Il faut que ça marche. »