Réduire ses dépenses, et ses ambitions
L’inflation atteint un niveau record au Canada, soit 6,8 % en avril. Derrière les chiffres, il y a des humains qui en subissent les conséquences. Mais tout le monde n’est pas égal devant la hausse du coût de la vie. Deuxième portrait d’une série sur les visages de l’inflation.
C’est un coin de pays idyllique, où la nature s’offre en spectacle : le ciel bleu qui se dépose sur le relief des Appalaches, les pissenlits en rangs serrés qui fleurissent les champs verts, l’odeur de foin qui chatouille le nez, le chant des oiseaux qui berce l’oreille. Saint-Lazare-de-Bellechasse prend son temps. Nul besoin de se presser quand la vie, comme ici, s’écoule au rythme des saisons.
Pourtant, l’économie qui s’affole à New York, à Francfort, à Londres ou à Shanghai fait sentir ses secousses jusqu’au bout des chemins de terre qui sillonnent ce paysage. Les prix à la hausse obligent, ici comme ailleurs, à des choix parfois amers, à des sacrifices souvent douloureux.
À lire aussi
C’est le cas à la ferme Mille fleurs, le rêve que Sylvie Gauthier et Jacob N. Hudon cultivent depuis 2011 à Saint-Lazare. L’élevage, chez eux, se fait en harmonie avec la nature. Leurs vaches Highland paissent dans le champ à l’ombre des pommiers ; leurs cochons vivent et se nourrissent dans la forêt, presque à l’état sauvage. Chaque bête porte son petit nom : il y a Chanel, la coquette au pelage blanc ; Roméo, l’énorme verrat noir ; Noël, le petit veau né un 25 décembre…

Le cheptel a cependant dû rapetisser le mois dernier. « Avec l’augmentation de tout, le foin, le diesel, le plastique… Il a fallu que je vende les deux tiers de mon troupeau », se désole Jacob. Une décision « déchirante », avoue-t-il, mais devenue nécessaire : pendant que les prix décollaient partout, ses profits, eux, restaient sur le plancher des vaches.
« La pénurie de main-d’œuvre frappe aussi, souligne Jacob. Notre abattoir est en manque de personnel, et les coûts augmentent pour eux également. La meunerie avec qui nous faisons affaire subit aussi le prix du fioul et des céréales, autant de choses qui se jouent en Bourse… Eux autres itou, ils ont eu une montée. »
« Ça ne marche plus »
Sylvie et lui ont longtemps résisté à l’envie de répercuter la facture de l’inflation sur leur clientèle. Cette bonté, lentement mais sûrement, a grugé leur rentabilité.
« Nous avons dû travailler à perte pendant un méchant bout ! C’est cette année que nous avons calculé et réalisé que, tabarnouche, ça ne va pas là, ça ne marche plus », se souvient Jacob.
Ce grand gaillard à l’allure scandinave et au dos droit comme un chêne semble charpenté pour supporter bien des fardeaux sans fléchir. La hausse du coût de la vie a réussi, elle, à le faire ployer.
« Il y a un mois, on se demandait si on continuait ou si on abandonnait », raconte-t-il. Sylvie et Jacob ont décidé de poursuivre l’aventure Mille fleurs malgré les longues heures de travail et les maux de tête financiers aggravés par l’inflation. En sacrifiant une partie de leur troupeau, ils ont réussi à réduire leurs dépenses. Avant, il fallait débourser 70 $ quotidiennement pour nourrir le cheptel. « Aujourd’hui, ça doit me coûter 15 $ par jour pour garder mes bêtes. Au lieu de passer une balle de foin et demi au quotidien, j’en mets une tous les quatre jours. C’est une grosse économie », explique Jacob. « Ça donne un peu de souffle pour payer Hydro et les assurances… »

C’est aussi moins de diesel brûlé dans la machinerie. « Avant, je mettais quoi ? Environ 150 $ de fioul par mois dans mon tracteur ? Maintenant, je fais deux semaines avec ça. J’essaie vraiment de réduire parce que c’est ça qui nous permet d’économiser. »
La hausse des prix impose aussi de déroger à quelques principes. Pour le bien-être de leurs truies, Jacob et Sylvie tenaient à leur accorder du repos entre deux gestations. Un luxe qu’ils ne peuvent plus leur permettre.
« Au lieu de leur donner une pause de deux ou trois mois entre chaque portée, on va leur donner un break d’un mois. Elles vont aller voir le mâle un peu plus régulièrement, indique Jacob à contrecœur. C’était une question de bien-être animal, mais à un moment donné… »
Les bouches à nourrir doivent produire : pour traverser ces turbulences inflationnistes, chacun, à la ferme, doit y mettre du sien.
Prix de l’essence
Avec un troupeau maintenant réduit, la ferme Mille fleurs oriente son modèle d’affaires vers l’agrotourisme. Lors du passage du Devoir, Jacob mettait d’ailleurs la dernière main à une nouvelle aire de restauration qui permettra d’écouler les produits mijotés par Sylvie.
Saucisses, boulettes ou brochettes : là aussi, les prix sont partis à la hausse. À lui seul, le coût des boyaux de porc a doublé dernièrement. « Une chaudière me coûte 400 $ quand ça m’en coûtait 200 $ avant. J’ai capoté un peu, la dernière fois que j’ai fait ma commande », explique Sylvie. Les emplettes nécessaires à sa cuisine se font, bien souvent, à Lévis ou à Québec. Il faut donc parcourir une centaine de kilomètres pour les trouver, une dépense de taille quand le prix de l’essence bat chaque semaine un nouveau record.

Ils craignent, plus que tout, que ce carburant trop cher décourage la clientèle qui vient des villes. « Ça m’inquiète énormément d’être loin des grands centres, répète Jacob. Je ne suis pas vraiment plus cher qu’une boucherie spécialisée, j’essaie de me tenir moins cher autant que je suis capable, mais il y a toujours les superchaînes qui sont là. Tu ne peux pas les accoter. »
Incertains quant à leurs revenus, Jacob et Sylvie réduisent leurs dépenses au minimum — tout comme leurs ambitions. « On avait de beaux projets cette année », soupirent-ils. Plusieurs devront passer à la trappe en attendant que l’inflation s’essouffle. Exit, donc, l’agrandissement du module de jeux pour les enfants. Oublié, le chapiteau extérieur capable de recevoir de grands groupes, même par mauvais temps. Finie aussi, la nouvelle motoneige dont rêve Jacob : sa « vieille zézétte », comme il appelle de moins en moins affectueusement son Ski-doo 2006, devra survivre encore un hiver.
Jacob a aussi abandonné, cette année, un emploi de camionneur à temps partiel, afin de souffler un peu et d’avoir le loisir de voir grandir ses trois enfants. « Nous avons même pris le guess d’engager quelqu’un avec nous autres », explique-t-il. Une rentrée d’argent stable en moins et un salaire à payer en plus. « C’est toutes des affaires qui me stressent, confie Jacob. Il faut tout, tout, tout calculer. »
Après dix ans à la ferme, Jacob et Sylvie jouissent maintenant d’une certaine reconnaissance, qui les pousse à cultiver leur rêve. Tête baissée, ils ont englouti plusieurs dizaines de milliers de dollars pour convertir leur entreprise à l’agrotourisme. Il fallait construire un restaurant, aménager la terrasse, agrandir la fosse septique pour recevoir « peut-être 150, 200 pipis de plus par semaine », explique Jacob.
La dernière décennie leur a apporté des joies et bien des tracas, mais les a aussi conduits à un constat. À l’aube de la quarantaine, Jacob se rend compte que le labeur et la sueur ouvrent de moins en moins, à notre époque, la voie qui mène à l’autonomie financière.
« J’ai 40 ans, je regarde du monde qui commence dans la vie, ils ont deux chars neufs, la maison, ils font asphalter la cour la première année… Comment vous faites, esti ? »
La réponse attendra : il faut déjà retourner scier des planches pour terminer la terrasse. Dans l’espoir qu’une fois qu’elle sera construite, les touristes viendront…
