De «dividendes de la paix» à taxe de guerre

La guerre en Ukraine viendra renforcer une récente remontée des dépenses militaires des gouvernements. Cela se fera nécessairement au détriment d’autres priorités et n’aidera pas l’économie.
Au début de l’année, une cinquantaine de Prix Nobel ont appelé les gouvernements de la planète à convenir de réduire leurs dépenses militaires d’un petit 2 % par an. Cette modeste réduction, disaient-ils, ne changerait rien à l’équilibre des puissances mondiales, mais permettrait d’économiser plus de 1300 milliards de dollars américains en cinq ans. Cette somme, proposaient-ils, pourrait plutôt être consacrée, pour la moitié, à des enjeux prioritaires pour chacune des nations concernées, comme la santé et l’éducation, et, pour l’autre moitié, à des problèmes planétaires comme les pandémies, le réchauffement climatique et la pauvreté.
C’est vrai qu’il se dépense encore beaucoup d’argent dans le secteur de la défense. Dans son dernier portrait de la situation en avril, le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) rapportait que le total des dépenses militaires mondiales s’est élevé à 2113 milliards l’an dernier, dont presque les deux tiers se sont concentrés dans cinq pays seulement : les États-Unis (38 % avec 801 milliards), la Chine (14 % avec 293 milliards), l’Inde (3,6 % avec 77 milliards), le Royaume-Uni (3,2 % avec 68 milliards) et la Russie (3,1 % avec 66 milliards).
Il faut dire aussi qu’après une diminution graduelle amorcée à la fin des années 1960, un sursaut durant les années Reagan aux États-Unis et une redescente au lendemain de la fin de la guerre froide, les dépenses sont reparties à la hausse depuis quelque temps. Ainsi, après être passées, en dollars constants, d’environ 1500 à 1000 milliards durant les années 1990, les dépenses mondiales étaient revenues à 1700 milliards en 2010, puis se sont mises à monter de nouveau il y a environ cinq ans.
En guise d’exemple, le budget de la défense des États-Unis équivalait à 9,4 % de son produit intérieur brut durant la Guerre du Vietnam en 1967, rapporte le SIPRI. Il descendra à 4,9 % durant les années 1970 pour remonter à 6,8 % en 1982, puis redescendre après la chute du mur de Berlin aussi bas que 3,1 % avant les attaques du 11 Septembre. Aujourd’hui, cette proportion est de 3,5 %. La Russie, de son côté, avait abaissé cet effort militaire jusqu’à 2,7 % à la fin des années 1990, mais était revenue, l’an dernier, à 4,1 %.
Et maintenant l’Ukraine
Le choc créé par l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne renversera pas les dernières tendances, au contraire. Élu après avoir promis d’augmenter les dépenses de l’État dans les infrastructures publiques et les programmes sociaux, le président Biden a d’ores et déjà réclamé au Congrès américain une hausse du budget du Pentagone supérieure à tout ce que Donald Trump n’avait jamais osé demander.
Alors que le premier ministre britannique, Boris Johnson, rêve, de son côté, de redonner à la Royal Navy sa domination sur les mers européennes, le chancelier allemand, Olaf Scholz, a frappé les esprits, cet hiver, en annonçant son intention de gonfler les dépenses militaires de l’Allemagne pour les faire passer de l’équivalent de 1,3 % du PIB à plus de 2 %.
Le Canada ne veut pas aller aussi loin, mais entend quand même fournir un effort supplémentaire. Dans son dernier budget, le gouvernement Trudeau a prévu 8 milliards de dollars canadiens de plus sur cinq ans pour le budget de la Défense nationale afin de le porter à 41 milliards. Les dépenses militaires canadiennes passeraient ainsi de l’équivalent de 1,36 % à 1,5 % du PIB en 2026-2027. Une grande partie de ces sommes supplémentaires servira à la modernisation du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord et à l’appui de l’OTAN.
« La situation dans le monde a changé et il est nécessaire de dépenser davantage », avait déclaré la ministre des Finances, Chrystia Freeland, pour justifier cet effort militaire supplémentaire.
Tout le monde conviendra que la paix est en tout point préférable à la guerre, et il n’est pas nécessaire d’être un grand expert en économie pour voir que le chaos et la destruction semés par cette dernière sont généralement mauvais pour les affaires. Mais il y a plus que cela, a expliqué l’économiste de l’Université Harvard Kenneth Rogoff, sur le site Internet d’analyse Project Syndicate au mois de mars. Les diminutions passées des dépenses militaires ont libéré des ressources financières pour le développement d’autres missions de l’État, en plus de contribuer à assainir leurs finances et à réduire la volatilité de leurs dépenses et des taux d’intérêt. C’est ce qu’on a appelé : « les dividendes de la paix ».
Tanks contre écoles
C’est maintenant le contraire qui risque de se passer, a prévenu l’économiste américain. Tout cet argent supplémentaire consacré à la défense devra venir de quelque part. Soit de hausses d’impôts, soit de compressions budgétaires dans d’autres secteurs.
La situation dans le monde a changé et il est nécessaire de dépenser davantage
Or, même du point de vue des retombées économiques strictement, toutes les dépenses des gouvernements ne s’équivalent pas. Les experts estiment généralement que pour 1 $ dépensé par les gouvernements, on peut espérer générer 1,50 $ d’activité économique, à condition que l’économie ne roule pas déjà plein régime. Mais cette estimation est une moyenne qui cache de grands écarts entre les secteurs où cet argent est dépensé, a constaté une étude sur le sujet publiée dans la revue Globalization And Health, en 2013.
En fait, y rapporte-t-on, comme les dépenses militaires vont largement à l’achat de technologies et de matériel importés, leur effet multiplicateur se révélerait largement négatif (entre -5,70 $ et -7,40 $ selon le cycle économique). Ce serait tout le contraire pour l’amélioration du filet social (entre +2,70 $ et +3 $), de la santé (entre +3,60 $ et +4,90 $), de l’environnement (entre +3,20 $ et +9,50 $) ou de l’éducation (entre +7,90 $ et +9,40 $).
Des chiffres, s’ils se confirment, qui laissent entrevoir un remplacement des « dividendes de la paix » par une sorte de taxe de la guerre.