Ce que coûterait l'annulation de «Roe v. Wade»

Il y aurait un coût économique à l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade sur l’avortement aux États-Unis. Et ce prix, ce seraient principalement les jeunes femmes, les femmes noires et leurs enfants actuels et futurs qui le paieraient.
On n’a pas l’habitude de se tourner vers la science économique lorsqu’il est question de droit à l’avortement, ont admis les 154 économistes et experts qui ont soumis, à la toute fin de l’été, un mémoire d’amicus curiae de plus de 70 pages à la Cour suprême américaine dans l’affaire opposant le gouvernement du Mississippi à une clinique d’avortement de l’État. C’est-à-dire la même affaire qui a donné lieu, cette semaine, à la fuite de l’avant-projet d’une décision qui invaliderait le jugement protégeant le droit à l’avortement aux États-Unis depuis presque 50 ans.
Il est vrai que ce débat repose souvent sur des arguments moraux, éthiques et politiques apparemment subjectifs et personnels, observaient dans leur mémoire nos experts. Et pourtant, la science peut nous apprendre quantité de choses importantes sur la question. Grâce, notamment, à l’approche économique expérimentale facilitée par l’extraordinaire laboratoire naturel que représentent les États-Unis et son assemblage de règles tout aussi diverses et changeantes en la matière. Des choses dont on devrait tenir compte.
Femmes et enfants d’abord
À commencer par le fait qu’on peut affirmer aujourd’hui que l’arrêt Roe v. Wade a permis de réduire du tiers le nombre de mères adolescentes et de 20 % celui des mariages avant l’âge adulte. On peut aussi lui attribuer la diminution de 28 à 40 % des cas de mortalité maternelle chez les femmes noires. Ainsi que l’augmentation de 22 à 24 points de pourcentage de la probabilité que les adolescentes noires réussissent leurs études secondaires, et la hausse de 23 à 27 points de pourcentage qu’elles entrent à l’université.
Une étude a montré que le fait de pouvoir retarder une grossesse non désirée, ne serait-ce que d’une année, valait aux jeunes femmes une amélioration de 11 % de leur futur salaire horaire. Une autre étude a illustré que l’accès à l’avortement permettait aux jeunes femmes tombées enceintes sans le vouloir d’augmenter leur taux de diplomation universitaire de 20 points de pourcentage et de presque 40 points leurs chances d’avoir une profession.
Roe v. Wade a également eu pour effet de réduire le nombre d’enfants vivant dans des familles monoparentales, grandissant dans la pauvreté, dépendant de l’aide sociale, ou qui sont victimes de négligence ou de violence. Cela a aussi eu pour conséquences une diminution de la probabilité que ces mêmes enfants donnent naissance à des enfants à l’adolescence, forment des familles monoparentales, arrêtent leurs études avant l’université ou dépendent de l’aide sociale, une fois adultes.
Mères involontaires
Comme 4 travailleuses américaines sur 5 n’ont pas droit à des congés de maternité payés, que le prix médian d’une place en garderie (quand on en trouve) est de 10 400 $US par année et que l’accès à des mesures de conciliation travail-famille est encore un rêve inaccessible pour la plupart des Américaines, « le fait de devenir mère est [déjà] l’une des décisions économiques les plus importantes à laquelle une femme peut faire face », a observé dans le Washington Post, l’automne dernier, l’économiste Caitlin Myers, l’une des auteurs du mémoire présenté à la Cour suprême. Ces conséquences économiques peuvent toutefois devenir rapidement beaucoup plus néfastes lorsqu’on est forcée de mener à terme une grossesse non désirée.
Oui, bien sûr, il y a les méthodes de contraception, mais elles ne sont pas parfaites et elles ne sont pas abordables ni facilement accessibles pour tous, surtout si on est jeunes ou pauvres. Encore aujourd’hui, 6 % des femmes de 15 à 34 ans tombent enceintes sans le vouloir chaque année. En fait, près de la moitié de toutes les grossesses aux États-Unis sont non désirées et presque la moitié de ces grossesses non désirées se terminent par un avortement.
Or, la moitié des femmes qui demandent un avortement sont pauvres, 75 % sont à faible revenu, 59 % ont déjà des enfants et 55 % rapportent être en train de traverser, ou avoir vécu récemment, un choc personnel important, comme la mort d’un proche, la perte d’un emploi, une séparation ou des difficultés à payer son logement.
105 milliards, et plus encore
Si l’arrêt Roe v. Wade devait effectivement être annulé, il est à prévoir que près de la moitié des États américains interdiraient l’avortement ou en resserraient tellement les règles que ce serait du pareil au même, disent nos experts. La distance séparant les habitantes de ces États de la plus proche clinique d’avortement bondirait alors d’une moyenne de 56 km à 450 km. Or, comme toutes les femmes n’ont pas les moyens de couvrir de telles distances, parfois pour plus d’un rendez-vous, on a observé que, déjà à partir de 160 km, la probabilité d’avoir un avortement chutait de 25 %.
Une récente étude s’est penchée sur le parcours économique d’Américaines qui se sont vu refuser un avortement parce que leurs grossesses étaient déjà trop avancées et l’a comparé à celui d’autres Américaines, en tout point semblables, mais ayant eu la chance de s’y prendre juste assez tôt. Celles qui ont été forcées de mener leur grossesse à terme n’ont eu droit qu’à une bien modeste aide supplémentaire des gouvernements (20 $ par mois) alors qu’explosait leur « détresse financière ». Cinq ans plus tard, elles étaient encore 80 % plus nombreuses à avoir des dettes en souffrance, à être menacées d’éviction ou à avoir fait faillite.
Les actuelles barrières à l’avortement coûtent déjà 105 milliards de dollars par année à l’économie américaine, et seulement en pertes de revenus, de productivité et de chances de carrière infligées aux femmes de 15 à 44 ans, selon une étude citée cette semaine dans Fortune. Si Roe v. Wade devait être invalidé, « cette facture serait beaucoup plus élevée », y faisait-on valoir avant d’en appeler à un débat qui prendrait en compte un plus large éventail de conséquences.