La précarité à votre porte

Les livreurs de colis ne roulent pas toujours sur l’or.
Illustration: Aless MC Les livreurs de colis ne roulent pas toujours sur l’or.

Livreurs pressés de l’ubérisation généralisée, dépeceurs de porcs de la malbouffe, professionnels surdiplômés de la culture et de l’éducation au rabais, ouvrières des sweatshops ou nouveaux prolétaires de la chaîne numérique délocalisée des services à la clientèle : cette série « Les nouveaux prolétaires » trace le portrait d’un nouveau monde du travail exploité et précaire. Aujourd’hui : l’instabilité derrière le volant des livreurs de colis.

« Le mythe des chiens qui n’aiment pas les livreurs, pour moi, ce n’est pas juste un mythe. Dès que je sors de la voiture, on dirait qu’ils veulent me manger. »

Par un vendredi ensoleillé, c’est en plaisantant que Kevin Robert commence sa route, vers 10 h. Sa fourgonnette est remplie à ras bord de 158 colis, dont la majorité arbore le sourire en coin d’Amazon. Ses adresses de livraison lui sont dictées par une application de la compagnie Intelcom. Il fait partie de l’équipe de l’entreprise Gestion Petit Canard, à Granby, mais le chauffeur-livreur est considéré comme un travailleur autonome.

Si tout cela est difficile à comprendre, c’est que la livraison de colis est un écosystème complexe. Amazon confie une partie de la tâche à Intelcom, qui possède plus de 60 centres de distribution au Canada. Mais Intelcom n’emploie pas ses propres chauffeurs. L’entreprise engage plutôt environ 500 sous-traitants en leur payant un montant pour chaque paquet livré.

Michael Charette, fondateur de Gestion Petit Canard, dit recevoir d’Intelcom entre 1,60 $ et 3 $ par colis livré. Il engage à son tour une quarantaine de livreurs à qui il prête un véhicule portant généralement le logo d’Intelcom, et qui sont payés en moyenne 1,50 $ par colis.

« Le salaire varie d’une entreprise à l’autre. Certaines donnent 1,15 $, d’autres 1,30 $. Nous, on paie plus cher et on mise sur de bons chauffeurs », affirme M. Charette.

Le salaire et le nombre d’heures travaillées de M. Robert varient de jour en jour, selon plusieurs facteurs hors de son contrôle : le nombre de colis qu’on lui confie, leur poids, le kilométrage qu’il aura à parcourir, la météo, la possibilité de faire des bonus quand des coéquipiers abandonnent une partie de leur livraison… Il avoue ne pas toujours comprendre exactement le détail du montant qui lui est versé.

« J’ai plus de liberté qu’avec mon ancien job à l’usine, mais je n’ai pas d’assurances », admet le père de famille de 20 ans. « Je fais autre chose à côté, parce que ce n’est pas facile de vivre en faisant juste de la livraison », ajoute celui qui vend et répare des téléphones cellulaires à son compte.

Le jeune homme obtient un supplément de quelques cents pour chaque colis, parce qu’il utilise son propre véhicule. Mais il doit quand même déduire toutes les dépenses liées à celui-ci — dont les paiements hebdomadaires à son concessionnaire, des frais d’utilisation de l’application Intelcom et surtout, comme les autres livreurs, le prix de l’essence, qui a beaucoup augmenté cette année. Or, les tarifs offerts par Intelcom, eux, n’ont pas augmenté.

Par courriel, Intelcom répond être « conscient de l’impact qu’a la récente augmentation du prix de l’essence sur les opérations des entrepreneurs indépendants de livraison ». « Nous avons un dialogue ouvert avec eux afin de trouver des solutions qui leur sont avantageuses dans le contexte actuel », indique-t-on.

Chaque matin, M. Robert doit aussi scanner les boîtes et remplir sa fourgonnette à l’entrepôt, ce qui peut prendre une heure ou deux durant lesquelles il n’est pas payé. Il juge ainsi qu’il peut mettre dans ses poches, lors d’une très bonne semaine de 40 heures, un maximum de 700 $ après impôts.

Des frais plus élevés que la paie

 

Tous les chauffeurs-livreurs n’ont toutefois pas eu une aussi bonne expérience que M. Robert. Deux d’entre eux ont confié au Devoir avoir gagné au bout du compte beaucoup moins que le salaire minimum.

« C’est difficile de comprendre pourquoi le monde travaille là », témoigne Marika Tremblay, dont l’expérience a été un cauchemar.

Ayant répondu à une annonce sur Facebook pour se dépanner après une perte d’emploi, elle a travaillé pendant deux mois pour un chauffeur-livreur, lui-même engagé par un sous-traitant Intelcom. Elle devait partir de chez elle, à Laval, pour se rendre à l’entrepôt de Prévost, dans les Laurentides, pour ensuite faire des livraisons aussi loin qu’à Lachute, une cinquantaine de kilomètres plus loin.

Elle raconte être restée plusieurs fois embourbée dans la neige ou la glace avec sa fourgonnette. Elle était parfois incapable de monter certaines côtes glacées et devait retourner les colis au centre de distribution avant de retourner chez elle. « Ça me coûtait plus cher de gaz que ce que je gagnais en salaire », relate-t-elle.

Quand elle s’est fait frapper par un véhicule dans le cadre d’un délit de fuite, Marika Tremblay dit aussi avoir été forcée de payer de sa poche la moitié des dommages. Son collègue qui lui prêtait la fourgonnette ne voulait pas déclarer l’accident aux assurances.

« Je me suis entêtée à faire ça, parce que j’aimais ça », souligne celle qui dit avoir travaillé sept jours sur sept, parfois plus de 14 heures par jour, avant de jeter l’éponge.

Alexandre Beaulieu-Brière, lui aussi dans les Laurentides, a dû se rendre à l’évidence après environ un an : ce travail n’allait pas devenir rentable. Il faut dire qu’il était rémunéré moins d’un dollar par colis.

Il a cependant persévéré sur la base de « fausses promesses » du directeur de sa station, affirme-t-il, selon lesquelles il pourrait par la suite devenir sous-traitant d’Intelcom.

Il aimait aussi beaucoup la nature du travail. « Je me sentais comme le père Noël, je voyais la joie des clients de recevoir ce qu’ils avaient commandé », se souvient celui qui est aujourd’hui chauffeur de taxi.

Une précarisation grimpante

 

Ce modèle de livraison fait partie d’une nouvelle économie de plateformes, comme Uber et Foodora, qui est en croissance avec l’essor du commerce en ligne et l’omniprésence des outils technologiques, souligne Julia Posca, chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques.

« Le point commun est le fait que ces entreprises emploient des travailleurs autonomes qui ont toutes les apparences de salariés », indique Mme Posca.

Professeur au Département des relations industrielles de l’Université Laval, Jean Bernier fait le même constat. « Ils sont dépendants d’une plateforme pour avoir des clients. Il sont soumis à des conditions sur lesquelles ils n’ont que peu ou pas de contrôle. Ils peuvent être soumis à des sanctions par un gestionnaire invisible. Ils peuvent même être congédiés », détaille M. Bernier.

Ils sont toutefois privés d’avantages sociaux et d’une multitude de droits qui viennent avec le statut de salarié. Mme Posca parle donc d’une précarisation du travail. « Les entreprises ajustent ainsi leurs coûts à la demande et économisent sur le dos des travailleurs », analyse-t-elle. « Ces plateformes ont profité du fait que leur modèle est nouveau pour contourner le droit du travail », avance la chercheuse.

Il est toutefois possible pour les gouvernements d’adapter leurs lois, et pour les travailleurs de se réunir pour faire changer les choses, affirment les deux experts. Un syndicat, la Gig Workers United, s’est notamment formé dans la région de Toronto pour défendre les livreurs dont le travail est basé sur des plateformes numériques. La Commission européenne a pour sa part publié un projet de directive visant à octroyer aux travailleurs des plateformes la rémunération et la couverture sociale propres aux salariés. En Ontario, la Loi de 2022 visant à œuvrer pour les travailleurs a pour objectif de garantir un salaire minimal à ceux qui effectuent un travail sur une plateforme numérique.

Que ce soit au Québec ou ailleurs dans le monde, M. Bernier et Mme Posca s’entendent pour dire que des changements restent à faire pour que tous les chauffeurs-livreurs puissent vivre décemment de leur travail.



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