Ce «mur d’opacité» derrière lequel ne se cachent pas seulement des oligarques russes

Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, l’une des principales cibles des Occidentaux est les oligarquesrusses sur  lesquels s’appuieVladimir Poutine. Sur la photo, la tour Spasskaïa du Kremlin  et la cathédrale Saint-Basile, dans le centre-ville de Moscou, sont éclairées par un coucher de soleil.
Kirill Kudryavtsev Agence France-Presse Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, l’une des principales cibles des Occidentaux est les oligarquesrusses sur lesquels s’appuieVladimir Poutine. Sur la photo, la tour Spasskaïa du Kremlin et la cathédrale Saint-Basile, dans le centre-ville de Moscou, sont éclairées par un coucher de soleil.

La laborieuse chasse aux oligarques russes déclenchée par l’invasion de l’Ukraine montre, de nouveau, avec quelle facilité les grandes fortunes parviennent à se cacher, et pas seulement de l’impôt. Cela viendra-t-il accélérer le lent processus de changement déjà en cours ? Pas sûr.

À défaut d’envoyer des troupes pour se battre aux côtés des Ukrainiens contre les envahisseurs russes, plusieurs pays occidentaux ont promis de mener une guerre économique massive sur plusieurs fronts à la fois. L’une de leurs principales cibles est les oligarques russes sur lesquels s’appuie le président Vladimir Poutine. Ces pays occidentaux traquent non seulement leurs comptes en banque et placements pour les geler, mais aussi leurs palaces, leurs yachts ou leurs jets privés.

Selon les économistes Filip Novokmet, Thomas Piketty et Gabriel Zucman, leurs fortunes cachées à l’étranger dépassaient déjà les 800 milliards de dollars américains en 2015, soit l’équivalent de tous les avoirs financiers de leurs 145 millions de compatriotes. Ayant actuellement dans sa ligne de mire 1100 personnes et entités liées au régime russe, Ottawa a signalé cette semaine son intention de se donner le droit de vendre ces prises de guerre pour en reverser les recettes au financement de la reconstruction de l’Ukraine. Mais voilà, encore faut-il commencer par trouver la trace de ce magot.

C’est que, si les « Panama Papers », « Pandora Papers », « Paradise Papers » et autres fuites d’informations sur le sujet nous ont appris quelque chose, c’est bien comment les kleptocrates, parrains de la mafia, grands fraudeurs ou « simples » ultrariches qui ne veulent pas payer leurs impôts sont passés maîtres dans l’art de brouiller les pistes entre eux et les quelque 10 000 milliards que des particuliers détiendraient anonymement à l’étranger, selon l’ONG spécialisée Tax Justice Network (TJN).

Petits cachottiers

 

Le procédé est toujours un peu le même. Aidés par des comptables et des banquiers peu scrupuleux, mais aussi par des gouvernements complices ou complaisants, nos petits cachottiers ont recours à toutes sortes de prête-noms à la tête d’une multitude de sociétés-écrans, de trusts et de fondations, liés entre eux par des enchevêtrements financiers et légaux opaques et passant souvent par des paradis fiscaux. En 2018, les autorités américaines ont ainsi trouvé un oligarque russe qui était passé par l’Italie, le Royaume-Uni, le Luxembourg, Chypre, les Bahamas, les îles Vierges britanniques et les îles Caïmans pour contrôler une compagnie aux États-Unis, rapporte TJN. Les contrôleurs fiscaux français ont déjà trouvé pas moins de quarante sociétés intermédiaires entre un yacht et son propriétaire, racontait le mois dernier le journal Les Échos.

800 milliards
C’est la somme, en dollars américains, des fortunes cachées à l’étranger des oligarques russes en 2015.

Les paradis fiscaux et autres autorités permettant ce genre de manœuvres ne sont pas toujours des îles de sable et de palmiers, rappelait cet automne TJN. En fait, s’il fallait, par exemple, dresser la liste des principaux pays qui acceptent le plus des dépôts bancaires opaques provenant de grandes fortunes, le Royaume-Uni arriverait tout juste derrière les îles Caïmans, suivi par les États-Unis, le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas, puis, pas très loin derrière, la France (8e), l’Italie (11e) ou encore la Suisse (14e). Au total, les pays membres de l’OCDE « et leurs dépendances fiscales » représenteraient ainsi plus de 90 % des 171 milliards de revenus fiscaux perdus seulement du côté des riches particuliers.

Mais ce n’est pas seulement un problème d’évasion fiscale, comme le montre le cas des oligarques russes. Dans certains cas, cet argent est le fruit de la corruption, de détournements de fonds publics ou du crime. Il vient creuser les inégalités de richesse, influencer les pouvoirs politiques et économiques, et miner la confiance de la population dans ses institutions démocratiques, faisait valoir, la semaine dernière, dans une lettre adressée aux dirigeants du G20, la quinzaine d’experts de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des sociétés (ICRICT en anglais), dont font notamment partie les économistes Joseph Stiglitz, Thomas Piketty et Gabriel Zucman.

Registre mondial des actifs

 

Il est vrai que l’on a commencé à s’attaquer au « mur d’opacité » derrière lequel les ultrariches cachent leur argent à l’étranger, ont-ils admis, dans un document d’accompagnement. L’OCDE vient notamment de lancer un mécanisme en vertu duquel un pays doit automatiquement rapporter les dépôts bancaires effectués par un étranger. Environ 80 autorités, dont les États-Unis et l’Union européenne, sont aussi en train d’exiger que les véritables propriétaires des entreprises et des trusts soient identifiés.

Ces règles sur la « propriété effective » s’arrêtent toutefois aux frontières des pays et ne s’étendent pas à l’ensemble des actifs comme les titres financiers, la propriété intellectuelle, les cryptomonnaies, les biens immobiliers, les yachts, les avions, les voitures de luxe, les collections d’art ou les bijoux. Or, il faudrait non seulement que les pays colligent toutes ces informations, dit l’ICRICT, mais aussi qu’ils les partagent entre eux, par l’entremise d’un « registre mondial des actifs », afin de ne pas perdre la trace de l’argent aussitôt les frontières passées. Et pour que cet outil atteigne son potentiel maximum, il faudrait que toutes ces données soient aussi accessibles aux ONG, aux journalistes et au grand public.

Pour le moment, la traque aux oligarques russes semble avoir notamment eu pour effet de les chasser d’Europe vers d’autres cieux, comme Dubaï, rapportait le mois dernier Le Monde. Quant à Londres, qui avait déployé tellement d’efforts pour les attirer ces dernières années qu’on avait fini par la surnommer « Londongrad », elle les remplacera rapidement par plus de grandes fortunes chinoises, saoudiennes, azéries ou nigérianes, avait prédit The Economist.

 

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