Lutte d'influence entre l'Europe et les États-Unis - Les normes comptables au coeur des scandales boursiers

En donnant un langage commun aux entreprises, ces règles, élaborées par des organismes privés indépendants, permettent aux investisseurs de faire leurs choix. Enjeu économique majeur, elles provoquent une véritable lutte d'influence entre l'Europe et les États-Unis.

Les investisseurs sont perdus. Enron, WorldCom, Tyco, Dynegy, ABB, Merck, Adelphia, Xerox..., chaque jour ou presque, des entreprises sont accusées d'avoir manipulé leurs comptes. Du coup, les Bourses mondiales s'effondrent. Longtemps considérés comme des épiphénomènes, ces scandales ont atteint une telle ampleur qu'ils remettent en question les fondements même du système. «Quand vous voyez un accident sur une route, vous pensez que le chauffeur est responsable. Quand vous voyez plusieurs accidents au même endroit, vous vous interrogez sur l'état de la route. C'est le cas actuellement», résumait récemment Joseph Stiglitz, le Prix Nobel d'économie 2001 lors d'un passage en France.

Langage commun

Au moins ces scandales ont-ils le mérite de faire la lumière sur un sujet d'importance jusqu'ici réservé aux spécialistes: les normes comptables. «Ces normes sont le langage commun dont le système capitaliste a besoin pour fonctionner puisque les investisseurs doivent disposer de règles communes pour sélectionner les entreprises», résume Nicolas Véron, ancien directeur financier de Multimania, qui vient de rédiger avec Philippe Crouzet, directeur général adjoint de Saint-Gobain, une étude sur le sujet pour la fondation En temps réel.

Or, non seulement les entreprises n'emploient pas toutes les mêmes règles comptables — une véritable lutte d'influence oppose les États-Unis et l'Europe sur le sujet —, mais ces tables de la loi du capitalisme sont rédigées par des organismes privés et contrôlés uniquement a posteriori par la puissance publique.

Deux systèmes dominent la planète financière. L'un, américain, émane du Financial Accounting Standards Board (FASB), l'organisme chargé d'édicter les normes comptables, appelées US GAAP, pour les entreprises nord-américaines. L'autre, international, repose sur l'International Accounting Standards Committee (IASC), qui produit les normes dites IAS ou IFRS par l'entremise de son Conseil des normes comptables (IASB).

Le 12 mars, le Parlement européen a approuvé à la quasi-unanimité un règlement de la Commission européenne rendant obligatoire l'adoption des normes IAS par les sociétés cotées du Vieux Continent à partir de 2005. Le problème pour les entreprises est que non seulement ces deux systèmes risquent de cohabiter pendant plusieurs années, mais qu'ils sont de philosophie différente. «Les normes IAS sont fondées sur des principes et laissent une certaine marge de manoeuvre aux entreprises et à leurs commissaires aux comptes. Les normes US GAAP sont fondées sur des règles très détaillées. Les Américains ont longtemps expliqué qu'elles étaient plus fiables, mais on se rend aujourd'hui compte qu'il est d'autant plus facile de les détourner qu'elles ne reposent pas sur des principes», explique Gilbert Gélard, un ancien auditeur puis directeur financier qui siège à l'IASB.

Va-t-on vers un seul système? Officiellement, chacun le souhaite. Mais, en réalité, chacun veut imposer ses propres normes. «L'Europe voudrait que les normes IAS soient reconnues par les autorités de marché américaines pour éviter les doubles comptes consolidés. Les Américains ont longtemps hésité, mais commencent à prendre cette direction. Enron, WorldCom et les autres nous rendent service», commente Patrick Rochet, le directeur général de l'Association française des entreprises privées (AFEP), qui suit ce dossier pour le patronat français. Par le biais des normes IAS, l'Europe semble donc marquer des points. «C'est même le seul domaine où elle fait jeu égal avec les Américains dans le monde de la finance», observe M. Véron.

Domination anglo-saxonne

Malgré certaines oppositions, force est de constater que les deux structures qui établissent des normes sont dominées par des Anglo-Saxons issus du seul monde de la finance. «La relation entre l'IASB et le FASB est aujourd'hui un mélange de mimétisme et de rivalité», constatent Philippe Crouzet et Nicolas Véron. Bob Heartz, un Américain qui siégeait à l'IASB, a démissionné le 1er juillet pour prendre la direction du FASB. Juridiquement, l'IASC est une fondation de droit privé basée à Londres. Son président n'est autre que Paul Volcker, l'ancien président de la Réserve fédérale (Fed), la banque centrale américaine. Parmi les 19 trustees (administrateurs de la fondation), on note la présence d'un Français, Didier Pineau-Valencienne, ancien président de Schneider et de l'AFEP, qui n'a pas souhaité répondre à nos questions. De leur côté, les quatorze membres du Conseil des normes comptables (IASB) sont nommés en fonction de leur origine professionnelle (auditeurs, directeurs financiers, analystes, normalisateurs). Officiellement, leur nationalité n'entre pas en ligne de compte, mais dix viennent du Commonwealth ou des États-Unis; un Allemand, un Suisse, un Japonais et un Français, Gilbert Gélard, se partagent les places restantes. «Mais je ne représente pas la France, explique M. Gélard. Je suis salarié de l'IASB, je vote en mon âme et conscience. Je suis d'autant plus indépendant que je suis près de la retraite.»

Pour M. Rochet, «ces gens ne représentent qu'eux-mêmes: c'est peut-être bien, mais c'est parfois dangereux». C'est en tout cas original: d'un sujet essentiel pour la vie économique, l'Europe a accepté de se dessaisir au profit d'une structure privée, qui plus est de création relativement récente, présidée par un Américain et dans laquelle les entreprises ne se reconnaissent pas. «Il ne faut pas se faire d'illusions. Le fait est que les normes comptables sont techniquement complexes et nécessitent des adaptations rapides à l'environnement économique. Une régulation par la loi est probablement utopique, parce que inefficace», analyse M. Véron. «L'Europe a publié des directives comptables en 1978 et en 1982, mais n'est pas parvenue à harmoniser les comptes des entreprises», poursuit M. Gélard.

Malgré tout, l'Europe garde une carte essentielle: pour être applicables aux entreprises européennes, les normes élaborées par l'IASB doivent être validées par l'Union. Cette dernière peut les rejeter si elles sont contraires à «l'intérêt public européen». Véritable menace ou tigre de papier? Nul ne sait encore très bien. Depuis le vote du Parlement européen, la Commission n'a pas encore eu à se prononcer. Mais si elle refusait une norme, celle-ci resterait théoriquement valable dans les autres pays membres de l'IASC, en particulier en Asie. Un imbroglio qui ne pourrait que favoriser les normes US GAAP.

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