Facebook souffle 18 bougies dans la tourmente

Le 4 février 2004, à Harvard, Mark Zuckerberg mettait officiellement en ligne un site appelé « TheFacebook ». Le projet, démarré au mois d’octobre précédent sous le nom de Facemash, allait — justement — changer la face du monde. Vendredi, Facebook souffle ses 18 bougies et atteint donc officiellement la maturité, mais dans un climat autrement plus turbulent que ce qui était espéré.
Car rien ne va plus chez Facebook. Mercredi, en fin de journée, l’entreprise a présenté des résultats trimestriels désastreux. Pour la première fois de son histoire, le réseau social a perdu des utilisateurs. Et pas qu’un peu : par rapport au trimestre précédent, un demi-million d’internautes en moins visitent le site chaque jour.
La maison-mère de Facebook, Meta, a dans la foulée de ces résultats subi hier une correction brutale à la Bourse de New York, perdant plus d’un quart de sa valeur et effaçant plus de 200 milliards $US de valorisation, du jamais vu pour l’entreprise de Mark Zuckerberg mais aussi pour Wall Street. Le titre de Meta Platforms a terminé en chute de 26,39 %, à 237,76 $US.
Pendant ce temps, des gouvernements un peu partout sur la planète enquêtent sur sa position extrêmement dominante dans le marché des plateformes sociales numériques et rêvent de fractionner l’entreprise.
Son fil d’actualité aussi doit se réinventer. Il est partagé comme jamais entre les publications très imprévisibles de son 1,9 milliard d’utilisateurs quotidiens, les contenus parfois très douteux de nombreux groupes militants de tous les horizons, ainsi que la présence grandissante de commerçants et de particuliers qui vendent des biens et services, neufs ou usagés.
Il y a aussi la publicité.
Même Mark Zuckerberg en convient : son fil d’actualité est moins attrayant qu’il l’a déjà été. Dépassé, Facebook ? Secoué, à tout le moins. « Tout tourne autour de l’intérêt [“engagement”, en anglais] des utilisateurs », explique Nadia Seraiocco, doctorante et chargée de cours à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal. « Tout ce qui fait réagir fort attire les gens, qui cliquent et qui partagent. Cela crée davantage d’occasions publicitaires. » Mais il a fallu mieux encadrer cet intérêt pour limiter la désinformation et la propagation de contenus haineux. Apple en a rajouté en coupant court à certaines de ses techniques de ciblage publicitaire parmi les plus controversées.
Les plus jeunes, eux, n’ont rien vu passer. La plupart continuent de bouder la plateforme préférée de leurs parents. « On a l’impression ces jours-ci que Facebook, c’est un vieux site », avoue Mme Seraiocco, observant qu’il a quand même vu le jour à une époque où ses rivaux s’appelaient Myspace, Friendster et Yahoo !…
Un monde sans Facebook ?
Comme l’a admis « Zuck » mercredi, les plus jeunes internautes préfèrent — et de loin — l’équivalent numérique de la malbouffe : de courtes vidéos loufoques, ludiques et sans grande valeur nutritive du strict point de vue intellectuel. En un mot : TikTok. Le réseau social venu de Chine a vu sa part de visiteurs bondir de 45 % entre l’été 2020 et l’automne 2021, pour surpasser la barre symbolique du milliard. La moitié d’entre eux ont moins de 30 ans. Le tiers n’étaient pas nés quand Facebook a vu le jour.
Séduire une clientèle qui n’a jamais vécu dans un monde sans Facebook sera certainement le prochain défi pour le réseau social californien, croit l’analyste et gestionnaire de portefeuille Aaron Lanni, de Medici. La firme de Saint-Bruno-de-Montarville suit de près les activités de Meta et détient de ses actions dans son portefeuille.
« Facebook doit s’adapter aux nouvelles formes de contenus qui tournent autour de la vidéo », dit-il. Facebook était au départ une plateforme d’échange de messages écrits, puis elle a ajouté la photo en acquérant Instagram, poursuit l’analyste. Mais TikTok est en quelque sorte l’archétype du réseau social basé sur la vidéo, chose que Facebook peine à devenir.
Patience, dit Aaron Lanni. « Facebook a pris l’habitude d’acheter ou de copier ce qui se fait de mieux. Là, ses dirigeants vont copier TikTok. Ils ont créé les reels [de courtes séquences vidéo], il faudra trouver les meilleurs créateurs de contenu pour en produire davantage. Mais rattraper TikTok risque d’être très difficile. » Le p.-d.g. de Meta a confirmé qu’il allait investir massivement pour mettre ses reels à l’avant-scène de sa plateforme le plus tôt possible.
Chose sûre, Facebook a les moyens financiers de ses ambitions : l’entreprise a empoché 112 milliards $US durant son année financière 2021, soit une hausse de 41 % par rapport aux douze mois précédents. Tout n’est pas noir. « On dénombre 100 millions d’entreprises sur sa plateforme et seulement 10 % d’entre elles y achètent de la publicité. À condition de ne pas trop se laisser distraire par la réalité virtuelle, Facebook a encore beaucoup de potentiel commercial », résume Aaron Lanni.
La quadrature du cercle sera donc pour Zuckerberg et sa bande de prolonger la croissance des revenus publicitaires tirés de leur réseau social sans exaspérer les utilisateurs, qui n’aiment pas toujours tout ce qu’ils voient sur leur fil d’actualité.
La grande transformation
À 18 ans, Facebook arrive à une nouvelle croisée des chemins. On voit déjà que certaines pistes sont étudiées de plus près : le site Web et mobile misant tout sur le ciblage publicitaire veut aussi devenir une plateforme transactionnelle.
Une nouvelle grande transformation est en route. Le virage mobile effectué en 2012 pour profiter de l’émergence de la téléphonie intelligente était colossal. À l’époque, Facebook débarquait à peine en Bourse et sa valeur était neuf fois moins grande que présentement. Aujourd’hui, Facebook, ou en tout cas Meta, se diversifie. « Regardez ses acquisitions plus récentes pour voir où l’entreprise sera dans quelques années », suggère Nadia Seraiocco.
Il y a bien sûr la réalité virtuelle à l’horizon, mais ce n’est pas tout. Avec des revenus de 877 millions $US au dernier trimestre, la division autrefois appelée Oculus ne deviendra pas la locomotive du groupe de sitôt.
Avec son Marketplace, l’entreprise connaît par contre un succès dans le commerce électronique qui lui avait jusqu’ici échappé. Ses revenus de 26 milliards $US l’an dernier dans ce secteur représentent une hausse annuelle de 48 %. Messenger et WhatsApp ont prouvé qu’ils sont d’excellents outils de service à la clientèle pour les cybercommerçants. C’est un énorme avantage pour Facebook par rapport à Amazon ou même à Shopify, les deux poids lourds du commerce électronique.
Facebook s’intéresse aussi de plus en plus à l’arrière-boutique du Web moderne : et si son compte Facebook devenait une preuve d’identification pour accéder à d’autres sites et applications ? Ce qu’on appelle dans le jargon une solution de signature unique (ou SSO en anglais, pour « single sign-on ») serait pour Facebook un excellent moyen de pister les internautes sans indisposer Apple et Google, qui ont restreint la portée du ciblage publicitaire de Facebook sur l’iPhone et les téléphones Android. Apple et Google proposent eux aussi leur solution respective de signature unique.
Vidéo virale, publicité, vente en ligne… Sans négliger la question du respect de la vie privée des internautes. Tout en tentant d’apaiser les autorités qui commencent à en avoir marre de géants technos en apparence hors de contrôle, Facebook ne manque pas de défis. Mais de là à prédire sa fin… « Cela fait 10 ans qu’on annonce sa mort, mais Facebook sera encore là dans 10 ans », assure Nadia Seraiocco.