Le lien privilégié de Bell avec le CRTC fait grincer des dents

Deux hommes d’affaires entrent dans un bar par un jeudi frisquet de décembre 2019. Ces deux hommes sont le président du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) et le p.-d.g. de Bell Canada. La rencontre est dûment inscrite au registre fédéral des lobbyistes. De quoi ont-ils discuté ? Impossible de le savoir. Personne d’autre que ces deux-là ne peut témoigner de ce qui s’est dit. Ce qui fâche les concurrents de Bell qui n’ont pas un accès aussi privilégié au régulateur fédéral du secteur des télécommunications.
« Une théorie qui gagne en popularité est que le CRTC est biaisé en faveur des grandes sociétés [de télécommunication]. Les grandes sociétés ont les moyens de faire davantage de lobbying et obtiennent en échange plus d’attention de la part des élus et des législateurs. Y compris cette rencontre dans un pub entre un p.-d.g. et le président du CRTC au moment même où ce dernier est à revoir sa décision sur les tarifs », déplore dans une lettre ouverte publiée jeudi soir Geoff White, directeur principal des Opérateurs de réseaux concurrentiels canadiens (ORCC).
Partager avec au moins une autre personne leur bière du jeudi 19 décembre 2019 aurait permis de faire la lumière sur le contenu de cette discussion entre Ian Scott, à la tête du CRTC, et Mirko Bibic, actuel p.-d.g., qui était à l’époque chef de l’exploitation de Bell.
Un précédent en 2016
Car la question que posent ses concurrents porte sur l’apparence de conflit d’intérêts suscitée par cette rencontre à première vue informelle. Question délicate puisqu’il y a précédent. En 2016, un comportement similaire avait mené au congédiement du commissaire du CRTC Raj Shoan. Ce dernier avait participé à une série de rencontres qui le plaçaient en position apparente de conflit d’intérêts. Il a été remercié par le gouvernement car, avait alors déclaré le cabinet, il nuisait « à la réputation et à l’intégrité du CRTC ».
Tout ce qu’on peut savoir sur l’épisode de 2019 à l’heure actuelle est qu’il aurait été question de « diffusion », selon ce que Bell affirme. « Les réunions entre les représentants de Bell et les fonctionnaires du gouvernement sont du domaine public. Cela inclut [cette] réunion dans l’établissement public, un lieu de rencontre populaire à Ottawa pour les représentants du gouvernement, les fonctionnaires et les médias », a écrit au Devoir une porte-parole du géant montréalais.
Au CRTC, on défend le comportement du président Ian Scott en rappelant l’importance de rencontrer régulièrement des représentants de l’industrie, y compris des groupes de défense des intérêts des consommateurs, pour « mieux comprendre » les besoins de l’industrie. « C’est le rôle des parties impliquées de se conformer aux obligations de la Loi sur le lobbying », précise un porte-parole.
Les petits fournisseurs canadiens de services de télécommunications sont les plus mécontents dans cette affaire. Ils tracent un lien direct entre cette rencontre et le changement de cap du CRTC qui, dans les mois suivants, a reculé sur des sujets les opposant à Bell, Rogers et Québecor, à propos desquels il avait jusque-là favorisé l’émergence de plus petits acteurs.
Deux poids, deux mesures ?
Surtout, ils déplorent l’énorme difficulté qu’ils ont de leur côté à rencontrer eux aussi des représentants du CRTC et du ministère de l’Innovation, de la Science et du Développement économique. En épluchant le registre fédéral des lobbyistes, il est possible de constater que les six plus grosses sociétés de télécoms au pays (dont Shaw et Cogeco) ont rencontré les deux organismes fédéraux dix fois plus souvent au cours des deux dernières années que tous les autres fournisseurs réunis.
Une trentaine de ces fournisseurs indépendants sont réunis dans l’organisme Opérateurs de réseaux concurrentiels canadiens, qui fait du lobbying en leur nom. Ils ont rencontré le ministre François-Philippe Champagne une seule fois, après le plus récent revirement du CRTC survenu à la fin de mai et portant sur les tarifs de gros dans l’Internet résidentiel.
Ce qu’ils demandent au ministre Champagne est de revenir à la décision initiale, datant de 2019, qui faisait baisser de 20 à 80 % les prix de gros de la bande passante Internet et qui rendait le secteur plus concurrentiel.
En vertu de la plus récente décision de l’organisme, les fournisseurs indépendants devront payer leur bande passante à peu près au même tarif que ce que les consommateurs paient s’ils font affaire avec les marques plus bas de gamme des grandes compagnies. Ils ne seront tout simplement plus concurrentiels, résume Jean-Philippe Béïque, p.-d.g. d’Ebox, un fournisseur indépendant de Longueuil.
« Le CRTC a jeté la concurrence en bas de la falaise. Le processus qui a mené à la décision de 2019 était public et transparent, contrairement à la partie entre 2019 et 2021 », dit-il. À la fin du mois de mai dernier, l’organisme a revu les tarifs imposés en disant avoir commis une erreur de calcul deux ans plus tôt, mais n’a pas expliqué la nature de cette erreur. « C’est toute une erreur si ça fait tripler nos coûts ! » ajoute M. Béïque.
C’est maintenant au ministre de l’Innovation, de la Science et du Développement économique, François-Philippe Champagne, de déterminer quelle décision est la bonne. Ce dernier assure être à l’écoute des plus petits fournisseurs, qui « jouent un rôle important au sein de l’écosystème canadien des télécommunications », écrit dans un courriel un porte-parole du ministre. « Les ministres et leur personnel apprécient leurs commentaires et la possibilité de travailler avec ceux-ci dans la mise en œuvre des programmes et des priorités de notre gouvernement. »