Les «compagnies de chèques en blanc» ont la cote à la Bourse

Dans les dernières semaines, les marchés boursiers ont fait couler beaucoup d’encre, notamment à cause de la spéculation massive qui s’est emparée de Wall Street en lien avec la saga GameStop. Mais un autre phénomène, un peu moins connu, enflamme aussi les marchés : le boom des SPAC. De quoi s’agit-il ? Le Devoir fait le point sur ce phénomène en croissance.
Habituellement, une entreprise qui décide de se lancer en Bourse — donc de passer du statut de compagnie privée à publique — doit passer par le processus traditionnel de l’IPO (Initial public offering), aussi connu sous le nom de PAPE en français (premier appel public à l’épargne).
Mais il existe un autre chemin, plus rapide et moins coûteux, pour les entreprises qui veulent être cotées en Bourse. Elles peuvent fusionner avec une entreprise déjà présente sur les marchés — une société d’acquisition à vocation spécifique, ou SPAC (Special Purpose Acquisition Company).
Il s’agit d’une compagnie qui ne possède pas d’actifs et qui ne génère pas de revenus. Sa raison d’être est d’amasser une quantité importante de fonds auprès d’investisseurs, pour entrer en Bourse, et ensuite… fusionner avec une entreprise prometteuse qui prendra la place de la SPAC en Bourse.
« On les appelle “compagnies de chèques en blanc” », explique Reena Atanasiadis, professeure en finance et doyenne à la Faculté d’administration de l’Université Bishop’s. En résumé, « c’est comme si les investisseurs qui mettent de l’argent dans une SPAC faisaient un chèque sans nom, sans savoir quelle sera l’entreprise achetée. Même si, souvent, ceux qui gèrent la SPAC donnent une idée aux investisseurs de ce qu’ils vont aller chercher comme type de compagnie », ajoute l’experte.
Envolée sur les marchés
À partir du moment où une SPAC est lancée, elle doit fusionner avec une entreprise dans un horizon de deux ans. Si elle n’en trouve pas, les investisseurs récupèrent leur argent.
Actuellement, ce type de contrats suscite beaucoup d’intérêt dans la mesure où ils génèrent des revenus importants pour leurs instigateurs et rendent plus facile l’intégration sur les marchés de jeunes pousses qui veulent profiter de l’embellie boursière.
Et le nombre de SPAC est en croissance folle depuis plusieurs mois. En 2020, la valeur totale des investissements dans ce type de compagnies s’élevait à plus de 83 milliards de dollars américains, soit plus que la valeur cumulée des dix années précédentes.
En 2021, le financement total levé par des SPAC s’élève déjà à plus de 48 milliards de dollars américains — soit plus de la moitié de leur valeur en 2020 —, alors que nous ne sommes encore qu’au deuxième mois de l’année.
Les SPAC foisonnent, et bon nombre d’entre elles s’intéressent à de jeunes pousses prometteuses dans des secteurs tendance, comme la technologie et les véhicules électriques. Elles cherchent à mettre la main sur les entreprises à succès de demain et pourquoi pas la prochaine entreprise de type « Tesla » ?
Depuis 2015 au Canada
On le voit ici aussi au Canada. La semaine dernière, le constructeur de véhicules électriques Taiga a annoncé son intention de se lancer à la Bourse grâce à une fusion avec la société Canaccord Genuity Growth II, nouvellement inscrite à la Bourse de Toronto (sous le symbole CGGZ.UN).
Autre compagnie à avoir annoncé, il y a quelques mois, son intention de fusionner avec une SPAC : la compagnie d’autobus et de véhicules électriques Lion Électrique. L’entreprise a annoncé qu’elle fusionnerait avec Northern Genesis Acquisition Corporation (NGA) à la Bourse de New York.
Bien que les SPAC existent depuis plusieurs décennies comme véhicule de financement aux États-Unis, le phénomène est arrivé plus tard au Canada. Et leur prolifération s’est surtout accélérée avec la pandémie.
« Les premières SPAC ont vu le jour seulement en 2015 au Canada. C’est un marché très jeune ici, alors qu’aux États-Unis, il y a beaucoup plus d’expérience avec les SPAC, et c’est un marché qui est évidemment bien plus grand », souligne Stephen Pincus, associé senior chez Goodmans à Toronto, spécialiste des marchés de capitaux. « Aux États-Unis, on a vu des SPAC multimilliardaires. Il n’y a pas ça au Canada », ajoute l’expert.
SPACulation ?
Mais toutes les entreprises qui fusionnent avec une SPAC ne maintiennent pas nécessairement leurs gains du début. La compagnie de camions électriques américaine Nikola Corp. en sait quelque chose. La forte popularité dont jouissait l’entreprise en Bourse a chuté en quelques mois. Alors que l’action NKLA atteignait un sommet de 80 $US en juin dernier, elle ne vaut désormais plus que 20 $US, une baisse de 75 %.
L’abondance de SPAC sur le marché pourrait-elle donc être le signe d’une euphorie boursière qui ne peut pas durer ?
S’il s’agit d’un véhicule d’investissement « très utile » selon M. Pincus, cela indique toutefois qu’il y a beaucoup de liquidités sur le marché et que les investisseurs sont enthousiastes à l’idée de trouver la prochaine entreprise à fort rendement, croit Mme Atanasiadis.
« L’année 2020 a été une année record pour les SPAC. Alors, on est en droit de se demander si ce niveau d’activité pourra être maintenu. Je ne pense pas que cela va toujours rester aussi haut », reconnaît M. Pincus.
De l’avis de l’expert, les SPAC ne remplaceront pas le chemin traditionnel du PAPE. « Mais je crois que le marché des SPAC au Canada, qui est encore très jeune, est amené à grandir », souligne l’associé senior.
« Et au bout du compte, il y a de bonnes compagnies qui deviennent publiques grâce à un PAPE, d’autres par un SPAC, résume M. Pincus. En général, si une compagnie échoue, ce n’est pas parce qu’elle est devenue publique d’une façon ou d’une autre. Mais la vraie question, c’est : est-ce une bonne compagnie ou non ? » conclut-il.