Investir dans le changement

La pandémie de COVID-19 a révélé bien des failles de nos sociétés, et en particulier de notre modèle économique. La crise climatique, le vieillissement de la population, l’accroissement des inégalités accentuent depuis des années la pression pour changer de perspective. Heureusement, les idées ne manquent pas, les initiatives non plus et, sur ce front, le Québec a peu à envier aux autres. Aujourd’hui : la finance verte, cinquième de six textes.
« Et si le changement arrivait de là où on ne l’attendait pas ? » Comme des grands fonds de pension, des sociétés d’investissements, des banques et des compagnies d’assurances ? L’économiste François Delorme se pose la question en constatant la pression de ces gros acteurs en faveur de la décarbonisation des entreprises.
Le mouvement est mondial et a l’appui de grandes banques centrales et institutions multilatérales. Les Nations unies se sont alliées à plusieurs institutions, dont la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), pour créer l’Alliance Net-Zéro. En décembre 2019, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada et de la Banque d’Angleterre, le Canadien Mark Carney, un champion de la finance responsable, était nommé envoyé spécial de l’ONU pour le financement de l’action climatique.
Depuis plusieurs années, des experts au fait des dangers financiers et économiques des changements climatiques alertent les grands investisseurs institutionnels des risques de dévaluation de leurs investissements dans les énergies fossiles et dans des entreprises qui résistent à la transition énergétique. Céline Bak, présidente d’Analytica Advisors, a participé à cette réflexion au Canada et à l’étranger.
Elle explique que, pour s’assurer de respecter leurs obligations fiduciaires auprès des retraités, entre autres, les fonds de pension publics doivent veiller au rendement à moyen et à long terme de leurs investissements. Pour cela, ils doivent anticiper autant que possible leur évolution. Les énergies fossiles, dans un contexte de crise climatique où les grandes économies cherchent à devenir faibles en carbone, sont appelées à perdre du terrain, alors que le secteur des énergies renouvelables, par exemple, prend de l’ampleur. En 2020, la valeur sur le marché de la firme NextEra, le plus grand producteur d’énergie éolienne et solaire au monde, a d’ailleurs dépassé celle d’Exxon Mobile.
La valeur des actifs pétroliers repose en partie sur des réserves encore inexploitées. Et qui, selon les experts du climat et Mark Carney, devraient le rester si on veut éviter que la hausse de la température planétaire ne dépasse 1,5 ou 2 degrés Celsius. Certaines pétrolières l’ont compris, comme Shell et BP, qui ont entrepris de diversifier leurs activités et de cesser l’exploration de nouveaux gisements.
Il ne suffit toutefois pas de s’attarder aux investissements dans les énergies fossiles, il faut aussi s’assurer que les autres industries planifient leur décarbonisation afin de conserver leur position dans une économie faible en carbone. Sur ce front aussi, les grands investisseurs peuvent avoir une grande influence, et pas nécessairement en retirant leurs billes.
Bilan environnemental
En fait, ils l’exercent davantage en exigeant des entreprises un bilan, non seulement financier, mais aussi environnemental, qui porte tant sur l’évaluation des risques pour l’entreprise elle-même que sur sa contribution aux changements climatiques. Cependant, les normes de reddition de comptes en ce domaine manquent encore d’uniformité, ce qui limite les comparaisons.
À la fin de novembre, les huit plus grands gestionnaires canadiens de fonds de pension, dont la CDPQ, ont donc appelé les entreprises et les investisseurs à fournir des données environnementales, sociales et de gouvernance plus complètes et cohérentes afin de mieux guider leurs décisions. Un appel qui a du poids puisque les actifs gérés par ces organisations totalisent environ 1600 milliards de dollars. Certaines grandes organisations de comptables ont développé des modèles. L’Union européenne travaille sur le sien.
La pression des investisseurs commence à porter ses fruits. « Dans le secteur des infrastructures, par exemple, des leaders comme Iberdrola, Acciona et Brookfield ont su capter l’attention des marchés en présentant des stratégies de décarbonisation », note Céline Bak. Et voilà leur atout : avoir une stratégie. D’où l’importance pour tous ces investisseurs institutionnels, dit-elle, de profiter de leur poids pour forcer un virage au sein des entreprises en exigeant d’elles un vrai plan d’action que les actionnaires pourront entériner et rendre exécutoire.
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Les autres textes de la série «L'économie autrement»Le défi pour les investisseurs est de faire les bons choix, ce qui n’est pas toujours simple, explique l’économiste Sebastien Betermier, de l’Université McGill. Ils doivent déterminer le bon moment pour modifier leur portefeuille. Quand on commence à avoir une économie d’échelle pour les solutions de rechange, il arrive un jour où « on atteint un point de bascule, une masse critique. Et là, les choses changent très vite », dit-il. La valeur dans un secteur peut se mettre à chuter et celle de l’autre, à croître. Si on est en retard sur le mouvement, les pertes peuvent être colossales. Mais le plus important, à son avis, demeure pour ces investisseurs d’avoir un plan à long terme pour en arriver à un portefeuille carboneutre.
Au Canada, les exploitants des sables bitumineux et même le gouvernement albertain ont commencé à subir les effets de ce virage financier. En mai 2020, le grand fonds souverain norvégien a annoncé qu’il avait complété le retrait de ses investissements dans ce secteur, lui qui n’achetait déjà plus d’obligations de l’Alberta à cause de son niveau trop élevé d’émissions de gaz à effet de serre (GES). Les banques HSBC et BNP Paribas ont dit qu’elles n’investiraient plus dans de nouveaux projets et le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, BlackRock, n’en fera plus dans des entreprises du secteur des sables bitumineux.
Une Caisse verte
Le 23 septembre 2019, de très grands assureurs et fonds de retraite annoncent à New York la création d’une alliance, sous l’égide de l’ONU. Leur but : avoir des portefeuilles carboneutres dès 2050 et ainsi contribuer à l’accélération de la mise en œuvre des engagements de l’Accord de Paris sur le climat. Un des 12 fondateurs n’est nul autre que la Caisse de dépôt et placement du Québec.
Ce jour-là, le président de la Caisse, Michael Sabia, déclare que, « pour les investisseurs comme CDPQ, il existe de nombreuses occasions de générer un rendement commercial en investissant dans des solutions sobres en carbone et de travailler avec les sociétés en portefeuille pour décarboniser leurs activités ».
C’est en 2017 que la Caisse met en place une stratégie d’investissements pour faire face au défi climatique. Elle prévoit alors d’augmenter de 80 % en trois ans ses investissements sobres en carbone et de réduire de 25 % en huit ans l’intensité carbone de chaque dollar investi. Elle a dépassé le premier et est en voie d’atteindre le second.
Pour y arriver, la Caisse privilégie « la décarbonisation des actifs » plutôt que le désinvestissement, explique Geneviève Bouthillier, vice-présidente, moyennes entreprises privées et investissement durable, à la CDPQ. « Désinvestir est une solution de dernier recours, car cela nous fait perdre notre voix à la table. Si on est présent, on peut, à travers notre politique de vote ou autrement, influer sur la stratégie de décarbonisation de l’entreprise. » La Caisse a un « effet de levier et elle l’utilise ».
Sa seconde piste est évidemment de faire de nouveaux investissements dans des « actifs sobres en carbone ». Un plan clair de transition énergétique et de décarbonisation sera aussi important que le portrait de départ de l’entreprise, précise-t-elle. Pour un gestionnaire de fonds de pension, il faut qu’une entreprise puisse offrir un rendement stable à long terme. « Une entreprise très intense en carbone ne peut avoir un rendement à long terme qui soit soutenable, explique la haute gestionnaire. Si on veut ce rendement soutenable à long terme, il faut se tourner vers des entreprises engagées dans la transition énergétique. »
La rémunération des gestionnaires de la CDPQ est par ailleurs influencée par la performance de leur équipe en matière de respect du budget carbone alloué à chacune.