Pour ne pas tourner en rond

La pandémie de COVID-19 a révélé bien des failles de nos sociétés, et en particulier de notre modèle économique. La crise climatique, le vieillissement de la population, l’accroissement des inégalités accentuent depuis des années la pression pour changer de perspective. Heureusement, les idées ne manquent pas, les initiatives non plus et, sur ce front, le Québec a peu à envier aux autres. Aujourd’hui : l’économie circulaire, troisième de six textes.
Le modèle économique actuel ressemble à une fuite en avant. Extraire des ressources, les transformer, les consommer, les jeter et recommencer. Simple, commode, mais c’est la recette parfaite du gaspillage, un aller simple vers la destruction de l’environnement.
Malgré les cris d’alarme, les humains extraient annuellement toujours plus de ressources que la Terre ne peut en produire. On fonce vers un mur. Comment l’éviter ? De plus en plus de gouvernements, d’entrepreneurs, de chercheurs, de citoyens croient que la réponse se trouve du côté de l’économie circulaire, dont le but est précisément l’utilisation optimale des ressources.
Le recyclage est la méthode la plus connue, mais « c’est la dernière option », avertit Daniel Normandin, directeur du nouveau Centre d’études et de recherche intersectorielles en économie circulaire (CERIEC) de l’École de technologie supérieure. « Le recyclage, c’est quand vous avez épuisé les autres méthodes : l’écoconception, l’intensification de l’usage, la réutilisation, la revalorisation de la matière, la prolongation de la vie utile grâce à la réparation ou au reconditionnement », dit-il. Et il y a la symbiose industrielle qui lie des industries d’une même région de manière à ce que les résidus de l’une puissent devenir la matière première de l’autre.
Tout cela est déjà mis à l’épreuve, ici comme ailleurs, bien qu’en Europe et en Asie, on ait une bonne longueur d’avance avec des plans cohérents. En avril dernier, Amsterdam en a offert un exemple avec sa stratégie dont l’objectif est la pleine circularité de la ville dès 2050.
Le Québec bon élève
Le Québec serait quand même en avance en Amérique du Nord, selon M. Normandin. On y fait plus de recherche et les acteurs sont diversifiés. Des initiatives existent dans toutes les régions, menées par des organismes petits et grands, publics, privés et communautaires. Cela va de Rio Tinto, qui revalorise déjà 85 % des résidus de ses installations du Saguenay–Lac-Saint-Jean, à l’entreprise d’économie sociale Insertech, qui reconditionne du matériel informatique à Montréal.
L’écosystème québécois de l’économie circulaire doit beaucoup à Daniel Normandin. Il a fondé en 2014 le défunt Institut de l’environnement, du développement durable et de l’économie circulaire (Institut EDDEC), qui a mobilisé des chercheurs d’une variété de disciplines. Il a inspiré la création du pôle de concertation sur l’économie circulaire qui rallie toujours des partenaires variés et qui permet de lier les projets.
Mais encore faut-il un vrai maillage solide et cohérent de tous les courants. Bref, un plan d’action gouvernemental qui canalise cette énergie vers des objectifs clairs. Québec a plusieurs programmes et politiques. Recyc-Québec a fait de l’économie circulaire une de ces missions il y a quelques années. Le dernier plan de développement durable, rendu public cet automne, y fait une bonne place. Mais il n’y a pas encore de loi, contrairement à l’Ontario, ni de feuille de route, comme en Europe.
Par contre, pour la première fois en Amérique du Nord, le portrait de la circularité de l’économie de tout un territoire sera fait par Recyc-Québec, en collaboration avec Circle Economy, une organisation néerlandaise. L’annonce a été faite en août. Les flux de matières seront analysés pour savoir ce qui entre, ce qui sort, ce qui est émis. Ça aidera à choisir où concentrer les efforts et à les mesurer. Des secteurs industriels québécois l’ont déjà fait à leur échelle, dont ceux du textile et de l’aluminium. Celui du fer et de l’acier s’y active.
Un avantage économique
Plusieurs stratégies d’économie circulaire séduisent les entreprises, car, en plus d’améliorer leur bilan environnemental, elles peuvent leur donner un avantage économique. Par exemple si le coût de leurs intrants baisse ou si leurs chaînes d’approvisionnement raccourcissent, relève Jennifer Pinna, conseillère en économie circulaire au Centre de transfert technologique en écologie industrielle (CTTEI), associé au cégep de Sorel-Tracy.
Le CTTEI appuie les symbioses industrielles depuis 2008, la plupart pilotées par une communauté de pratique dont le centre a formé les interlocuteurs locaux. En 2019, il a évalué l’impact de 419 synergies réalisées dans 13 régions du Québec. Résultats : réduction des flux de matières de 14 000 tonnes et des émissions de GES de 12 000 tonnes, et une diminution des coûts d’exploitation de 4,5 millions de dollars.
Selon l’ingénieur Manuel Margni, qui dirige avec l’économiste Sophie Bernard un programme en économie circulaire à Polytechnique, le concept transmet « un message positif […]. Il offre à l’acteur économique la possibilité d’être un agent du changement ». Sa collègue comprend que l’économie circulaire soit perçue comme une « belle promesse » et « suscite la confiance. Elle est relativement facile à comprendre une fois schématisée ». Mais attention, elle peut être victime d’instrumentalisation, prévient-elle, par qui veut se dire plus vert que vert. Et il ne faut pas perdre de vue, ajoute-t-elle, qu’économie circulaire n’est pas synonyme de développement durable, mais un outil essentiel pour y arriver.
Pour les deux chercheurs, le foisonnement d’initiatives est inspirant, mais la crise climatique exige davantage, en particulier du gouvernement.
Comme Daniel Normandin, ils souhaitent l’adoption d’une feuille de route assortie des moyens législatifs et financiers nécessaires pour la mettre en œuvre. Et vite…
La pelure d’orange
Il n’a fallu qu’un appel pour que David Côté ferme son entreprise de production de kombucha et se lance dans celle des jus de fruits et de légumes. Un distributeur venait de lui dire qu’il jetait chaque année des tonnes d’aliments parfaitement comestibles. Leur défaut : ne pas répondre aux exigences esthétiques des clients d’épicerie.
David Côté allait les utiliser. Ainsi est née la compagnie Loop. Aux jus, elle a ajouté les gâteries pour chiens faites avec les résidus de pulpe. Puis elle a récupéré les rejets de patates, de pain rassis, d’huile alimentaire, ce qui lui a permis de diversifier ses produits. Et ses résidus organiques ? Destination usine de biométhanisation. L’affaire est un succès et fait des petits ailleurs au Canada. Et depuis ses débuts, l’entreprise a évité l’émission de près de 4000 tonnes de gaz à effet de serre et le gaspillage de près de 5000 tonnes de fruits et légumes.
Ses écorces d’orange, elles, font une autre boucle en atterrissant à la distillerie Noroi, à Saint-Hyacinthe, où elles servent à faire une liqueur d’orange primée. Et quand la liqueur n’est pas parfaite, elle aromatise des chocolats fins. Quant aux écorces, elles prennent la route de la mangeoire d’un éleveur porcin.
Les deux entreprises recyclent et revalorisent tout ce qu’elles peuvent, mais ne sont pas « 100 % circulaires ». « Cela est à peu près impossible », explique Jonathan Robin, président de Noroi, en citant quelques contraintes sanitaires de son secteur d’activité.
Le bon vendeur
Caroline De Guire en est convaincue. Les entreprises industrielles ont embarqué dans le projet de Symbiose Laval, lancé il y a trois ans, parce que la Chambre de commerce et d’industrie de Laval était aux commandes. « Avec nous, les entrepreneurs ne craignaient pas d’être jugés. Ils savaient qu’on était là pour leur proposer des solutions d’affaires, concrètes et durables », affirme la p.-d.g. de la CCIL. Cette confiance était essentielle pour qu’ils partagent des informations qu’ils jugeaient confidentielles.
L’organisme à vocation économique a fait du développement durable une de ses priorités. Mais « on n’avait aucune idée de ce qui se passait dans notre secteur industriel en matière de flux de matières résiduelles », explique Michel Rousseau, président du conseil d’administration. « Il fallait absolument caractériser ces matières pour voir si les extrants d’une entreprise ne pouvaient pas devenir un intrant pour sa voisine. Ou encore s’il était possible de regrouper les plus petites quantités pour en faire des “ gisements ” capables d’intéresser des repreneurs. »
Informées des retombées potentielles, les entreprises ont collaboré. Lors d’un atelier de maillage tenu en février 2020, une centaine d’entre elles ont « fait des affaires », comme dit M. Rousseau. Le secteur commercial sera la deuxième étape, mais aussi terminer la comptabilisation des flux de matières, le calcul des retombées économiques et environnementales et la caractérisation de davantage de matières.