Le Canada fait cadeau de 120 millions en taxes de vente à Netflix

En accordant une exemption de taxes à Netflix, les gouvernements canadiens se privent chaque semaine de près de 2,5 millions de dollars, selon les estimations du Devoir. Ainsi, plus de 125 millions auraient pu être prélevés cette année.
Depuis l’arrivée au pays de la plus populaire plateforme de vidéo sur demande, en 2010, les gouvernements canadiens auraient ainsi renoncé à environ 680 millions de dollars.
« Ce qui ressort des chiffres comptabilisés par Le Devoir, c’est la croissance impressionnante chaque année des recettes fiscales perdues parce que les taxes de vente ne sont pas perçues », indique Lyne Latulippe, professeure de fiscalité à l’Université de Sherbrooke.
En cinq ans, la valeur annuelle des taxes non perçues a plus que doublé. Elle est passée de 60 millions de dollars en 2015 à plus de 125 millions cette année. Deux phénomènes tirent ces chiffres vers le haut : l’augmentation constante du nombre d’abonnés et la hausse occasionnelle des tarifs.
Par exemple, l’augmentation en novembre du forfait le plus populaire de Netflix — qui est passé de 13,99 $ à 14,99 $ — s’est traduite par une progression des revenus de plusieurs millions.
« Au final, c’est beaucoup d’argent que les gouvernements laissent sur la table. C’est comme si, cette année, on avait gaspillé, voire jeté à la poubelle, plus de 100 millions », indique Pierre Trudel, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.
Non seulement les gouvernements n’engrangent pas ces montants, mais ça crée une distorsion dans la concurrence, selon lui. « Netflix détient un avantage concurrentiel sur des plateformes comme Crave, Illico, Prime Video ou Tou.tv. »
À cette vitesse, si on ne change pas les mesures fiscales, les gouvernements canadiens auront volontairement fait une croix sur un milliard de dollars d’ici deux ans, selon les estimations du Devoir.
« En fait, tout ça décrédibilise le système fiscal parce que ça met en relief son caractère inéquitable. On pourrait dire qu’aux pertes financières s’ajoute un coût social et politique », dit-il.
Or, Netflix n’est pas la seule entreprise étrangère à ne pas prélever de taxes à la consommation, rappelle Lyne Latulippe, également cofondatrice de TaxCoop, une initiative québécoise qui regroupe des experts en fiscalité.
L’exemple du Québec
La spécialiste cite l’exemple du Québec. Depuis janvier 2019, la province exige que les exploitants étrangers du numérique dont les revenus au Québec dépassent 30 000 perçoivent la taxe de vente du Québec (TVQ). Les 737 entreprises inscrites sur la liste des entreprises numériques hors Québec créée à cet effet ont versé 208 millions de dollars au fisc québécois en moins de deux ans.
La décision du Québec — et de la Saskatchewan, qui lui a emboîté le pas en imposant à son tour une taxe provinciale sur les services numériques — n’a pas été contestée par les entreprises, souligne pour sa part Jean-François Ouellet, professeur au Département d’entrepreneuriat et innovation à HEC Montréal.
« Contrairement à l’imposition sur le revenu des entreprises, mettre en place une taxe à la consommation n’est pas un défi en soi. Ça peut se faire assez facilement », dit-il, précisant que les gouvernements canadiens pourraient s’inspirer de mesures fiscales déployées au sein de l’Union européenne.
« En fait, les entreprises ne s’opposeront pas et n’iront pas à l’encontre d’une taxe à la consommation », poursuit-il. Il donne l’exemple d’Uber qui a prélevé les taxes à la consommation dès son arrivée dans la province, en 2014.
D’ailleurs, dans un courriel que Netflix a fait parvenir au Devoir, la multinationale californienne soutient avoir « à maintes reprises réitéré son ouverture à capter la TPS au nom du gouvernement du Canada. Netflix perçoit et verse la taxe de vente au nom des gouvernements lorsque la loi l’exige, c’est d’ailleurs le cas pour les provinces du Québec et de la Saskatchewan depuis 2019 ».
Contrairement à l’imposition sur le revenu des entreprises, mettre en place une taxe à la consommation n’est pas un défi en soi. Ça peut se faire assez facilement.
Ce type de passe-droit n’est pas sans nuire à l’évaluation de l’impact fiscal des entreprises numériques étrangères au Canada. L’opacité de ces multinationales rend l’analyse de leur impact sur la fiscalité canadienne ardue pour les fiscalistes qui s’intéressent à la question.
« Dès que nous essayons d’évaluer des pertes qui découlent de mesures fiscales, la tâche est difficile. Nous n’avons accès qu’à très peu de données. C’est un problème constant », explique Lyne Latulippe. Une meilleure compréhension des phénomènes qu’engendrent ces entreprises du numérique permettrait pourtant d’adapter en conséquence les mesures fiscales canadiennes.
Netflix ne publie aucune donnée précise sur ses activités canadiennes. Le Devoir a dû établir le nombre d’abonnements à sa plateforme à partir d’estimations de firmes comme Digital TV Research et Solutions Research Group, et de statistiques évoquées par des organisations comme Téléfilm Canada. Ces données, modulées en fonction de l’évolution des prix des forfaits et des taxes de chaque province, a permis d’estimer les revenus et taxes non perçues au cours des dix dernières années.