Regain d’intérêt pour le revenu de base universel

Voilà un autre effet secondaire de la pandémie de COVID-19 : depuis ledébut de cette crise sanitaire et au cœur de la crise économique qui en découle, l’idée d’instaurer un revenu universel de base pour chaque citoyen, au Québec tout comme au Canada, tend à revenir en force.
Les promoteurs de cette mesure sociale estiment en effet qu’un tel principe faciliterait la traversée des temps incertains qui viennent, en plus de poser les bases d’une société plus juste et égalitaire pour affronter l’après-pandémie.
« La pandémie nous oblige à revoir et à repenser beaucoup de choses et à le faire à grande vitesse, dit au bout du fil Jonathan Brun, militant au sein du groupe Revenu de base Québec, qui alimente le débat depuis plusieurs années sur ce principe économique et social. La Prestation canadienne d’urgence du gouvernement fédéral [qui accorde 500 $ par semaine pour 16 semaines aux travailleurs ayant perdu leur emploi] est une forme de revenu de base. Il serait facile de la transformer pour en faire quelque chose de permanent accordé à chaque citoyen, sans distinction. » Il précise : « Son montant pourrait être réduit lorsque l’activité économique sera revenue à la normale. »
La possibilité d’un revenu universel de base, un projet persistant dans l’histoire de l’humanité, a resurgi dans plusieurs pays développés au début du siècle, particulièrement dans les pays scandinaves, comme mesure économique visant à réduire les disparités sociales et à lutter contre la pauvreté et l’exclusion. En substance, ce revenu se résume à un montant d’argent versé mensuellement à chaque citoyen, peu importe ses revenus ou son statut social. Aucune condition n’est liée à ce versement, qui peut être cumulé à d’autres sources de revenus. Il est versé de la naissance à la mort, assurant ainsi un filet social permanent. Il peut être imposable.
Alléger et apaiser
« Dans le contexte actuel, ce revenu favorise le maintien à domicile et le respect des règles de confinement, dit M. Brun. Et il peut encore continuer à le faire par la suite, particulièrement pour les personnes à risque. De plus, un revenu de base va en aider plusieurs à survivre à la crise en leur permettant de continuer à consommer, en leur enlevant le stress lié à une condition économique incertaine et même en soutenant leur création et leur esprit entrepreneurial. Ce n’est pas une dépense. C’est un investissement » qui finit par se substituer aux programmes d’assistance sociale, tout en améliorant le niveau de vie de la population. « Le retour sur investissement sera certainement plus significatif qu’avec l’argent donné à Bombardier », ajoute-t-il, un sourire dans la voix.
Au Québec, si un revenu universel de base de 800 $ par mois était versé à chaque citoyen, la mesure coûterait 78 milliards de dollars par an à l’État. Soit un tiers de la dette brute de la province en date du 31 mars 2020. Une partie de cet argent reviendrait dans les poches de l’État par l’entremise des taxes de vente, entre autres.
Un intérêt mondial
Dans son discours de Pâques, le chef de l’Église catholique, le pape François, a souligné que le temps était d’ailleurs peut être venu « d’envisager un revenu universel de base ». Un projet défendu par le gouvernement socialiste espagnol, qui a annoncé en avril son intention de verser un tel revenu à « un million des ménages les plus pauvres du pays » durant la pandémie, tout en cherchant à en faire un « instrument permanent » par la suite.
La semaine dernière, la première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, a dit que la pandémie de COVID-19 et ses conséquences économiques lui faisaient « fortement penser que le temps était venu » d’instaurer un revenu universel de base en Écosse.
Hasard des calendriers, ce regain d’intérêt pour cette mesure arrive alors que la Finlande dévoilait jeudi dernier un premier bilan de l’expérience nationale de revenu de base qu’elle mène depuis deux ans. Deux mille chômeurs de 25 à 58 ans sélectionnés au hasard ont reçu un revenu mensuel régulier de 560 € (800 $), sans obligation de chercher un emploi et sans réduction de ce salaire s’ils décrochaient un travail. Globalement, ce revenu a contribué à améliorer leur niveau de vie et à réduire leur stress et leurcharge mentale, indique l’étude menée par l’Université d’Helsinki.
La mesure a par ailleurs favorisé l’autonomie de ces personnes et leur participation sociale, dans des activités de bénévolat ou d’entraide au sein de leur famille, tout en donnant des possibilités de création accrue aux pigistes, aux artistes et aux entrepreneurs, ont indiqué les chercheurs cette semaine. Près de la moitié des Finlandais sont désormais pour l’introduction d’un tel revenu pour tous.
Un contexte favorable
Auteur d’un Essai sur les injustices (PUL) en 2015, Jean-Pierre Derriennic, professeur au Département de science politique à l’Université Laval, estime que la crise actuelle favorise l’adoption d’un revenu universel de base, au Québec comme ailleurs, mais que sa mise en application risque toutefois d’être plus compliquée.En pleine pandémie, nos sociétés se rapprochent-elles vraiment de l’idée d’un revenu universel de base ?
J’ai tendance à penser que la présente crise crée peut-être des conditions politiques favorables à l’adoption d’une allocation universelle ou d’un impôt négatif, mais que le contexte économique et financier est au contraire très défavorable. La crise a mis en évidence l’interdépendance entre nous et a fait accepter par le plus grand nombre des mesures de solidarité. L’acceptation par les décideurs politiques et les citoyens d’une institution comme l’allocation universelle est donc peut-être devenue moins difficile. Mais la mise en œuvre en serait bien plus difficile qu’en situation économique normale. Nos décideurs politiques ont commencé à prendre des décisions d’endettement qui rendent complètement impossible l’estimation, par eux ou par nous, de ce que sera l’état des finances publiques dans un an ou deux.
Et cette dette à gérer complexifie l’adoption d’une telle mesure ?
La question la plus cruciale qui va se poser après cette crise est celle de la gestion de la dette publique. Tout le reste en dépendra, y compris le maintien des actuels services publics et la possibilité de créer de nouveaux programmes. Après la Deuxième Guerre mondiale, la dette canadienne a fondu naturellement grâce à la croissance économique. Même si on fait la supposition optimiste que le PIB canadien va revenir dès 2021 au niveau de 2019, il ne faut pas croire que les taux de croissance ensuite ressembleront à ceux des années qui ont suivi la guerre. C’est évidemment impossible, pour des raisons sûrement démographiques et sans doute environnementales. Le service de la dette risque donc d’étrangler l’économie et de paralyser la capacité d’action des gouvernements. Après la solidarité dans la crise sanitaire, nous risquons d’assister à un nouveau paradis intellectuel pour ultra-libéraux : il faut privatiser et réduire les dépenses publiques pour rembourser les dettes.
Comment éviter cette impasse ?
Le meilleur moyen serait que les décideurs politiques et les citoyens comprennent qu’il est parfaitement possible d’annuler des dettes sans les rembourser. C’est peut-être difficile dans le cas des créditeurs étrangers, qui détiennent environ 30% de la dette publique canadienne. [Mais] les dizaines ou centaines de milliards de déficits que vont faire cette année nos gouvernements sont de l’argent fabriqué à partir de rien par les banques. Si cet argent est tout simplement détruit après avoir rempli sa fonction d’aider à traverser la crise sanitaire, cela ne lésera personne. Cette question de la dette est celle qui déterminera toutes les autres conséquences de la crise : progrès pour les institutions de solidarité sociale ou regain d’ultra-libéralisme inégalitaire. Propos recueillis par Fabien Deglise