La source des difficultés du pétrole albertain

Les principaux problèmes de l’industrie pétrolière albertaine ne sont pas le manque de pipelines ni les taxes sur le carbone. Et il se peut fort bien qu’ils ne fassent qu’empirer.
L’industrie pétrolière se porte mal au Canada. À ce point importante dans l’économie du pays que sa devise est souvent qualifiée de pétrodollar, elle devient existentielle en Alberta, où le secteur des énergies fossiles et des mines compte pour le quart de l’économie et influence plus ou moins directement une bonne partie du reste. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que ses malheurs y aient pris toute la place durant la campagne électorale provinciale qui culminera avec le vote de mardi. On a répété à satiété des idées souvent tenues pour des évidences et voulant que tout cela soit essentiellement la faute du manque de pipelines pour exporter la ressource vers les marchés étrangers ainsi que des taxes sur le carbone et autres réglementations environnementales qui découragent les investisseurs. Mais les principaux problèmes sont ailleurs.
Plutôt que d’accabler le gouvernement Trudeau pour ne pas avoir dégainé ses milliards d’aide plus tôt ou encore la Colombie-Britannique et le Québec pour s’être opposés aux passages de nouveaux oléoducs sur leur territoire, les Albertains devraient regarder au sud de la frontière, où la révolution du pétrole de schiste a plus que doublé la production depuis 2011, passée de 5,5 millions à 12 millions de barils par jour, soulignait le mois dernier à la publication numérique The Narwhal le chercheur au Centre for International Governance Innovation (CIGI) et ancien économiste en chef de la Banque CIBC Jeff Rubin.
À portée de la main en plus d’être moins cher à extraire et à raffiner que le pétrole des sables bitumineux albertains, le pétrole de schiste américain s’impose comme un choix évident pour les raffineries américaines, vers lesquelles se dirige l’essentiel des exportations canadiennes, surtout depuis la chute des prix mondiaux en 2014. Le choix est d’autant plus facile que le contexte actuel est marqué par une grande volatilité de ces prix et que, contrairement au développement des sables bitumineux qui requiert beaucoup de temps et d’argent, l’exploitation de nouvelles sources de pétrole et de gaz de schiste peut presque être augmentée ou réduite en un tour de robinet.
Désamour pour l’Alberta
Il n’est pas étonnant dans ce contexte que tant de grandes entreprises étrangères aient mis en dormance, sinon carrément vendu leurs projets en cours au Canada pour déménager leurs pénates aux États-Unis, rappelait en février le Globe and Mail. L’Américaine Devon Energy venait d’annoncer la mise en vente de ses activités dans les sables bitumineux albertains et ajoutait ainsi son nom à une longue liste où se retrouvent des géants comme Total, Shell, ConocoPhilips et Equinor (anciennement Statoil), tous tombés en désamour avec l’Alberta.
« Notre principal marché d’exportation et devenu notre premier concurrent », a résumé le mois dernier dans un autre article du Globe and Mail un comité d’experts de l’industrie gazière formé par le gouvernement albertain. « Rentable à 70 $ ou 90 $ le baril, un investissement dans l’extraction de sables bitumineux ne l’est plus depuis que le prix du baril sur les marchés internationaux se situe à 40 $ ou 50 $ », écrivait l’an dernier dans Le Devoir le professeur de l’UQAM Éric Pineault. L’exportation vers d’autres marchés étrangers ne changera rien à l’affaire, disait Jeff Rubin dans une analyse au CIGI en 2017. L’écart défavorable entre le prix du pétrole canadien (Western Canadian Select) et les prix mondiaux tient bien moins à ses contraintes de transport qu’à sa valeur intrinsèque sur les marchés.
Se préparer à l’inévitable
Quant au rôle de la lutte contre les changements climatiques dans les malheurs du pétrole albertain, il est bien réel, mais n’est pas celui que l’on dit. Moins une affaire de taxe sur le carbone trop élevée ou de réglementation trop sévère au Canada, il est encore une fois surtout le fait d’entreprises soucieuses de protéger leurs intérêts économiques, mais face, cette fois, aux investisseurs.
Longtemps restés insensibles aux dangers des changements climatiques, les grands investisseurs (caisses de retraite, fonds souverain, firmes d’investissement privées, compagnies d’assurance…) ont notamment de plus en plus en plus peur de rester pris avec des placements importants dans des entreprises ou des secteurs qui feront les frais des changements climatiques ou du combat pour les réduire, rapportait en décembre le Financial Times. Prévenus, par exemple, par l’Agence internationale de l’énergie que la consommation mondiale de pétrole devra être réduite de 30 % d’ici 20 ans pour garder l’augmentation de la température sous la barre fatidique des 2 °C, ces investisseurs exercent une pression de plus en plus forte sur les pétrolières pour qu’elles ne se trompent pas dans le choix des réserves qui seront exploitées. Selon une étude britannique publiée dans la revue scientifique Nature, cela signifierait, pour le Canada, de laisser dans le sol au moins 75 % de ses réserves d’or noir connues.
La pétrolière norvégienne Equinor ne cherche plus ainsi seulement le pétrole le moins cher, mais aussi le moins polluant. Elle se félicitait, dans un autre article du Financial Times le mois dernier, de ne plus émettre que 9 kg de CO2 par baril produit, contre une moyenne mondiale de 18 kg, et n’accepte plus de nouveaux projets qui dépassent 1 kg. « C’est 100 fois moins que ce que vous auriez typiquement avec un projet dans les sables bitumineux », disait son patron, Eldar Saetre.
On ne sait pas quand la production mondiale de pétrole commencera réellement à diminuer, mais ça ne fait rien, poursuivait le nouveau chef de l’exploration et la production de Shell, Wael Sawan, dont le salaire dépend, entre autres, de l’atteinte des objectifs de réduction de GES de la compagnie. « L’important est que l’on soit prêt lorsque cela va arriver. »