La chute brutale des entrepreneurs auréolés

L’entrepreneur Alexandre Taillefer au moment du lancement de l’aventure Téo Taxi, en 2015, qui a connu une fin abrupte cette semaine.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir L’entrepreneur Alexandre Taillefer au moment du lancement de l’aventure Téo Taxi, en 2015, qui a connu une fin abrupte cette semaine.

Avec la fin des activités de Téo Taxi annoncée cette semaine, Alexandre Taillefer a subi son premier échec entrepreneurial de la plus publique des façons. Si sa notoriété lui a d’abord permis de promouvoir son ambitieux projet, elle a rendu sa chute encore plus brutale : « C’est un couteau à double tranchant », admet-il en entrevue au Devoir.

Il y a eu Caroline Néron, et maintenant Alexandre Taillefer : en l’espace de quelques semaines, les échecs successifs de deux entrepreneurs auréolés par leur notoriété médiatique ont démontré qu’en affaires, personne n’est intouchable.

« Quand on participe à des émissions de télé comme Les dragons, ç’a un impact. Ça peut être un impact qui est positif, mais il faut s’attendre à avoir le ressac si ça va moins bien, et je vis très bien avec ça, affirme le fondateur de Téo Taxi, au terme d’une semaine mouvementée. C’est un milieu qui est très difficile. C’est du sport extrême d’être en affaires, d’avoir de l’ambition, de vouloir se développer. »

« Avec la médiatisation et la glorification des entrepreneurs, on a l’impression que ce sont des surhommes, qu’ils vont réussir chacun des projets. […] On crée un personnage autour de ces gens-là, mais ça reste des humains qui vont faire des erreurs », observe Mariepier Tremblay, la titulaire de la Chaire de leadership en enseignement sur le développement de l’esprit d’entreprendre et de l’entrepreneuriat de l’Université Laval.

« L’entrepreneuriat, malheureusement, c’est plus souvent une histoire d’échecs que de succès, ajoute-t-elle. Les plus grands entrepreneurs de ce monde sont tous des gens qui ont subi des échecs cuisants, souvent à plusieurs reprises, avant d’arriver à réussir. »

Affronter la tempête

 

Alexandre Taillefer dit être « lucide » par rapport à son exposition médiatique : elle l’a grandement servi lors du lancement de Téo Taxi, mais elle l’oblige aujourd’hui à encaisser les coups à la vue de tous.

Il accepte cette réalité, mais les nombreux commentaires négatifs suscités par la fermeture de sa compagnie semblent l’avoir secoué. « Il y a eu beaucoup de réactions très viscérales qui se rapprochent de la cyberintimidation », dit-il.

Il « prend l’entière responsabilité » pour l’échec de Téo Taxi, mais critique les « gérants d’estrade qui n’ont vu aucune institution financière, aucune modélisation financière, aucune stratégie, et qui se permettent de dire à peu près n’importe quoi » sur son projet.

« Je pense qu’il faut qu’on soit capable de remettre les pendules à l’heure, et c’est ce que je vais tenter de faire », souligne-t-il.

Au-delà des déboires d’une personnalité publique comme Alexandre Taillefer, c’est la perte de millions de dollars investis dans Téo Taxi par le gouvernement du Québec et des investisseurs institutionnels qui a fait sursauter les Québécois.

« La grande question, c’est de savoir si l’argent a été investi parce que c’est Alexandre Taillefer ou pas, si son charisme, ses contacts ont eu une influence, souligne Mme Tremblay de l’Université Laval. Mais au-delà de ça, il faut se rappeler qu’on parle de capital de risque. Dans ce genre de portefeuille d’investissement, c’est souvent un seul projet qui va venir essuyer la perte subie dans d’autres projets. C’est tout à fait normal. Le but est de limiter ces pertes. »

« L’entrepreneuriat, c’est un pipeline, illustre-t-elle. Et pour permettre aux projets à succès de ressortir, il faut accepter collectivement d’investir dans certains projets qui ne fonctionneront pas. »

Le professeur au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal Jean-François Ouellet fait remarquer que le sort de Téo Taxi aurait pu être différent si le projet avait été développé dans la Silicon Valley, qui a des moyens et une approche différente.

« La grosse différence là-bas, c’est que si tu as besoin de 250 millions pour que ton entreprise roule, je ne vais pas te donner 50 millions par année pendant cinq ans. Je vais te donner 250 millions tout de suite et je vais m’attendre à ce que ça marche au plus vite, explique-t-il. On prend un plus grand risque, mais quand ça fonctionne, c’est très payant. Ici, on a une aversion au risque qui est plus grande. »

Alexandre Taillefer est quant à lui persuadé que Téo Taxi aurait fini par fleurir s’il avait pu obtenir plus d’argent. Mais il ne croit pas pour autant que son projet était trop gros pour le milieu financier québécois. « Si on n’embarque pas dans ce genre de projet là, si on ne court pas le risque de développer des entreprises qui iront ensuite à l’étranger, on fait fausse route », juge-t-il.

Tolérer l’échec

Au cours de la semaine, M. Taillefer a répété sur différentes tribunes que l’échec de Téo Taxi fera de lui un meilleur entrepreneur. En entrevue, il va jusqu’à espérer que son exemple contribuera à changer les mentalités au sujet de l’entrepreneuriat au Québec.

« Je pense qu’il va falloir que l’on comprenne au Québec l’importance de l’échec, affirme-t-il. Notre relation avec l’échec est très différente de celle des Américains, par exemple. Bill Gates a souvent dit qu’il cherchait à s’entourer de gens qui ont connu des échecs importants, parce qu’ils ont des compétences qu’on peut seulement acquérir dans une entreprise qui ne va pas bien. »

« On a encore beaucoup de difficulté au Québec, comme dans d’autres cultures, à tolérer l’échec, acquiesce Mme Tremblay. Si on était dans une culture véritablement entrepreneuriale, on valoriserait plutôt l’initiative. […] Les gens qui subissent des échecs sont des gens qui ont essayé. Et si on n’accepte pas l’échec, on n’aura jamais de belles entreprises qui vont réussir. »

Alexandre Taillefer, lui, a l’intention de tenter sa chance à nouveau. « Je vois des situations qui m’indignent, je vois des opportunités incroyables et je vais continuer à être promoteur de projets », avance-t-il.

Il assure qu’il continuera de prendre position publiquement sur différents enjeux de société, mais qu’il agira différemment s’il se relance un jour dans une aventure comparable à celle de Téo Taxi : « Vous me verrez probablement moins devant les caméras. »



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