Le resserrement de la réglementation de Facebook arrive, mais n’est pas pour demain

Les États-Unis se font graduellement à l’idée de réglementer leurs géants du Web. La route risque toutefois d’être longue.
L’image, que la plupart des gens garderont des deux jours d’auditions du p.-d.g. de Facebook, Mark Zuckerberg, devant des élus du Congrès américain, sera probablement celle d’un adolescent qui explique patiemment à son grand-père comment envoyer des courriels et trouver des jeux de patience sur sa nouvelle tablette numérique. Il est vrai que l’apparition à Washington du multimilliardaire de 33 ans, qui avait exceptionnellement troqué pour l’occasion le chandail à capuchon pour le veston cravate, a donné lieu, de la part de certains élus, à des interventions trahissant une telle méconnaissance des rudiments de base des réseaux sociaux que c’en était à la fois attendrissant et effrayant. On aurait tort cependant de résumer l’événement à un choc des générations comique et stérile.
D’abord parce que les questions de la centaine d’élus pendant une bonne dizaine heures n’étaient pas toutes à côté de la plaque. Comment une entreprise extérieure (Cambridge Analytica) a-t-elle pu avoir accès puis perdre dans la nature les données personnelles de 87 millions de vos utilisateurs ? a-t-on voulu savoir. Que comptez-vous faire pour empêcher des forces étrangères de se servir de votre réseau pour miner les institutions démocratiques ? Pourquoi n’offrez-vous pas à vos deux milliards d’utilisateurs une façon simple de bloquer l’utilisation de leurs données personnelles ? Quelles sont la nature et l’ampleur des informations que vous détenez sur eux ? Comment pouvez-vous prétendre, avec Facebook, Instagram, WhatsApp et Messenger, ne pas exercer un quasi-monopole sur les réseaux sociaux de la téléphonie mobile ? Sur quels critères vous basez-vous pour interdire certains contenus ?
Mark Zuckerberg avait préparé une cassette avec ses conseillers en communication. Notre seule ambition a toujours été d’aider à l’avènement d’un monde le plus ouvert et interrelié possible, a-t-il répété, la main sur le coeur, avec une voix de robot. Mais notre croissance a été tellement fulgurante que nous n’avons pas su réagir à temps lorsque des esprits mal intentionnés ont cherché à profiter de la situation. Nous reconnaissons notre erreur. Nous procédons aux corrections nécessaires. Nous vous demandons pardon.
Ce que Mark Zuckerberg n’a pas dit était encore plus intéressant. Par exemple, que le magazine Wired estime qu’il a déjà présenté le même genre d’excuses des dizaines de fois depuis 2003. Ou que l’utilisation à des fins commerciales des données personnelles de ses utilisateurs est depuis le début au coeur de son modèle d’affaires, et qu’à l’ère des mégadonnées et de l’intelligence artificielle, Facebook en sait probablement plus sur eux qu’ils en savent eux-mêmes, qu’ils le veuillent ou non. Ou encore qu’il sait très bien, même s’il fait semblant de l’ignorer, que sa plateforme continue de collecter des données même lorsqu’elle est fermée, que les données effacées ne le sont pas nécessairement et que les non-utilisateurs ne sont pas à l’abri.
Le temps de réglementer
Ce que les auditions de cette semaine ont aussi permis de constater, c’est le sentiment grandissant, à gauche comme à droite, que l’autorégulation des géants du Web a atteint ses limites et que le temps est venu pour l’État d’entrer en action. « Je n’ai pas envie d’adopter des lois pour réglementer Facebook, mais pardieu, je le ferai ! » s’est exclamé le sénateur républicain de la Louisiane, John Kennedy, cité dans le Wall Street Journal.
Mark Zuckerberg lui-même a estimé « inévitable une forme de régulation », a rapporté Les Échos, tout en ajoutant que cette législation « doit permettre de continuer à innover, ou nous allons nous retrouver à la traîne derrière les concurrents chinois ».
Cette rare unanimité est évidemment trop belle pour ne pas cacher quelque chose. Certains suspectent Facebook de chercher seulement à gagner du temps, comptant sur les millions qu’il dépense en lobbying à Washington, à l’instar des autres géants américains du GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazone et Microsoft), pour bientôt faire enterrer tout cela. Le spectacle de ces nombreux élus qui demandaient candidement à Mark Zuckerberg son opinion sur la meilleure forme d’encadrement laissait perplexe.
La relative nouveauté de l’industrie du Web et le manque de culture numérique de plusieurs élus posent une difficulté, mais qui n’est pas insurmontable. Les députés ne sont pas non plus des experts en finances, ou en santé publique, et cela ne les empêche pas de voter des lois sur les banques ou le système de santé, faisait valoir jeudi le New York Times. C’est à cela que servent les conseillers et les experts.
Il existe déjà de nombreux modèles de cadres légaux pour protéger la confidentialité des données personnelles, assurer la transparence de la publicité politique, lutter contre les discours haineux, briser les monopoles ou protéger les consommateurs, faisait valoir mercredi son spécialiste des nouvelles technologies, Kevin Roose. Il ne reste plus qu’à décider quel problème est le plus urgent.
Il ne fait pas de doute que l’une des raisons pour lesquelles les États-Unis ont tellement traîné les pieds, et qui continueront de peser lourdement, est que l’on se sait, dans le domaine, engagé dans une course économique et stratégique de longue haleine, notamment contre la Chine, et qu’on veut nuire le moins possible à ses champions nationaux.
Bonnes journées de travail
La conclusion qu’en ont tirée les marchés, cette semaine, c’est qu’on ne doit pas trop s’en faire pour Facebook. L’action de la compagnie avait déjà remonté de 4,5 % à la fin de la première journée d’audition de son président et de 1,2 point de plus à la fin du deuxième, augmentant les seuls avoirs boursiers de Mark Zuckerberg de 3,2 milliards.