Perspectives - Un banc d'essai?

Air Canada est-elle devenue le banc d'essai des grandes centrales syndicales? Craint-on que l'acceptation d'une transformation des régimes de pension ne soit récupérée par les autres entreprises au sein desquelles la question constitue également un enjeu de négociation? Veut-on aller jusqu'à la liquidation, voire au démantèlement d'une Air Canada qui, entre les mains d'un investisseur spéculatif, vaudrait plus cher en pièces détachées?

Depuis la correction boursière de 2000-03, les grandes centrales syndicales sont confrontées à l'épineux dossier des déficits actuariels dans les caisses de retraite. Les chiffres sont gros. Et il n'y a pas que chez Air Canada que l'on souhaiterait transformer les régimes à prestations déterminées en un statut à cotisations définies. Mais à trop craindre qu'un recul syndical dans un dossier ne crée une jurisprudence qui sera récupérée dans les autres, on risque la mort d'une compagnie employant 30 000 personnes en misant sur le mauvais cheval. On risque le démantèlement d'un transporteur dominant en acceptant de remettre la pérennité de ce qui pourrait devenir une belle franchise entre les mains d'un spéculateur qui offrirait moins et qui n'aura d'yeux que pour la valeur cachée d'une Air Canada restructurée.

Après une année passée sous la protection des tribunaux, la restructuration d'Air Canada est ramenée à l'heure des choix, de deux grands choix. D'une part, les grandes centrales syndicales, omniprésentes au sein des grandes compagnies aux prises avec la même nécessité de transformer leurs régimes de pension, devront décider si elles peuvent vivre avec une entorse à leur politique de refus systématique et global. D'autre part, les employés du transporteur devront évaluer si n'importe quel investisseur peut succéder à un Victor Li réputé pour rechercher la viabilité et la croissance à long terme de l'entreprise.

Dans le premier cas, la controverse intra-syndicale — avec une section locale des machinistes et travailleurs de l'aérospatiale concluant une entente de principe pour aussitôt être rabrouée par le bureau national et mise sous tutelle par l'instance internationale — peut en dire long. Car on retrouve la représentativité de cette même centrale, ou son affiliation, chez les grands de l'automobile, pour qui la question du statut des régimes de pension est un enjeu économique de première importance. Il en va de même chez Canadien Pacifique, chez Bombardier ou encore chez Nortel, qui accumulent les déficits actuariels depuis le début de la correction boursière, en mars 2000. Et que dire du géant de l'acier Stelco, déclaré insolvable à la fin de mars dernier, le syndicat des Métallos refusant de reculer sur la question du déficit dans la caisse de retraite atteignant les 660 millions à la fin de 2002?

Les régimes à prestations déterminées comptent pour environ le tiers des régimes complémentaires de retraite. Et avant la reprise boursière de mars 2003, les trois quarts d'entre eux affichaient un déficit actuariel. Pour avoir une idée plus précise, 42 ou 70 % des 60 grandes entreprises composant l'indice TSX 60 de la Bourse de Toronto devaient composer avec un tel déficit, qui dépassait les 500 millions de dollars pour neuf d'entre elles. Au total, à la fin de 2002, le déficit cumulé des entreprises canadiennes inscrites en Bourse et offrant des régimes à prestations déterminées se chiffrait à 16,5 milliards de dollars, contre 3,3 milliards à la fin de 2001.

Voilà pour le premier grand choix. Quant au deuxième... Il y a cette menace de retrait d'un Victor Li, présenté comme étant un investisseur patient, de long terme, désireux de travailler à asseoir la pérennité d'Air Canada sur des bases solides et dont la proposition offrait davantage aux créanciers ordinaires. Avec une proposition incluant une injection initiale de 650 millions devant se juxtaposer à une contribution additionnelle de l'acquéreur sino-canadien dans le développement des affaires du transporteur, sous la forme notamment d'une modernisation de la flotte et d'un redéploiement de la classe Affaires.

Parmi les autres intérêts s'étant manifestés, on oppose à Victor Li des investisseurs spéculatifs, soutenus pour la plupart par des fonds américains dits «vautours». Des investisseurs dont les yeux sont rivés sur la valeur d'une franchise qui, une fois Air Canada restructurée, pourrait toucher les 3,75 milliards, selon une évaluation indépendante dont les conclusions ont été corroborées par Merrill Lynch.

Une franchise qui trônerait au 11e rang mondial, qui retiendrait 65 à 70 % du marché intérieur canadien et plus de la moitié du marché transfrontalier. Une franchise qui a obtenu des économies annuelles de 2,4 milliards sur des frais d'exploitation de 10 milliards dans le cadre de sa restructuration. Qui a vu ses effectifs être réduits du quart, ou de 10 000, et qui aura fait passer sa dette de 12 milliards à quelque quatre milliards.

Que dire aussi des avantages associés à une perte fiscale frôlant les 2,5 milliards et pouvant être étalée de 2003 à 2009? Ou encore de cet actif non comptabilisé d'une valeur de deux milliards que renfermeraient les livres du transporteur? De quoi attirer bien des vautours!

L'heure des choix, donc.

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