La vraie nature du commerce progressiste

Face à une administration américaine qui ne dit que du mal de l’ALENA, le Canada s’est engagé dans la renégociation de l’entente commerciale essentiellement dans l’optique d’y sauver tout ce qui peut l’être, mais aussi avec l’espoir de lui faire prendre le virage du « commerce progressiste ». Rien n’apparaît toutefois moins sûr que le succès de cette démarche en faveur de l’environnement, des travailleurs, des femmes et des peuples autochtones.
On pourrait croire à une idée lancée seulement pour se donner bonne figure, ou pour laisser tomber dès que le temps des compromis sera arrivé. « C’est vrai qu’on a souvent recours à ce genre de tactiques lors de négociations commerciales. Mais je pense que dans ce cas, il y a quelque chose de plus fondamental qui est en train de se passer », dit Michèle Rioux, professeure à l’Université du Québec à Montréal.
La renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a entamé sa quatrième ronde mercredi, à Washington. Depuis le début, le Canada présente le « commerce progressiste » comme le meilleur moyen de s’assurer que le libre-échange profite au plus grand nombre et de freiner la montée du protectionnisme.
Conclu il y a presque 25 ans entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, l’ALENA s’était vu greffer en catastrophe deux ententes parallèles, l’une sur les droits des travailleurs et l’autre sur l’environnement, afin de permettre au président américain nouvellement élu, Bill Clinton, de calmer un peu les critiques de son aile gauche. L’expérience n’a pas été l’échec qu’on dit souvent, du moins pas pour son volet environnemental, assure Scott Vaughan, président et chef de la direction de l’International Institute for Sustainable Development. Bien qu’elle ne fixe aucune norme minimale et n’a aucun pouvoir de sanction, l’entente parallèle sur l’environnement a notamment permis la collecte et le partage d’importantes données sur la pollution, les espèces migratoires et les habitats communs aux trois pays. « À l’époque, c’était la première fois qu’on faisait une place à ce type d’enjeu dans un traité de libre-échange. »
Les choses ont beaucoup évolué depuis, note Patrick Leblond, professeur à l’Université d’Ottawa. La révolution numérique et l’émergence de nouvelles puissances commerciales ont accéléré l’intégration économique mondiale. « Il n’est plus question de réduire des quotas et des tarifs. Les barrières au commerce auxquelles on s’attaque désormais sont les différences de règles et de normes entre les juridictions. Cela peut faire craindre une course au plus bas dénominateur commun. »
On ne connaît pas précisément les demandes présentées par le Canada en matière de commerce progressiste. On devine cependant qu’on s’inspire des négociations récemment conclues avec l’Union européenne ou encore dans le cadre du Partenariat transpacifique, disent nos experts. On voudrait ainsi que l’environnement, le travail, l’égalité entre les sexes et les peuples autochtones aient chacun leur chapitre dans l’entente. Dans le cas du travail, on demanderait que les partis s’engagent au minimum à respecter les grands principes de l’Organisation internationale du travail sur la liberté d’association, le droit effectif de négocier collectivement, ou encore l’abolition du travail forcé et de celui des enfants. En matière d’environnement, on évoque sans doute les cadres internationaux liés à la lutte contre les changements climatiques ou à la protection de la biodiversité. Si l’on se fie à l’entente canado-européenne, le Canada cherche probablement un mélange de coopération réglementaire et de droit à recourir à des sanctions commerciales en cas de violation de normes minimales ou de pratiques déloyales.
En ce qui a trait à l’égalité des sexes, des groupes de la société civile disaient la semaine dernière à Ottawa s’attendre à quelque chose de similaire à un chapitre ajouté récemment au traité de libre-échange entre le Canada et le Chili, c’est-à-dire une simple déclaration de principes sans réel mordant, mais agrémentée de nouvelles statistiques sur lesquelles bâtir des actions futures.
Ce qu’on sait déjà, c’est que le Canada réclame un resserrement des règles du fameux chapitre XI de l’ALENA permettant à un investisseur privé de poursuivre un gouvernement. Comme avec les Européens, on visera à réaffirmer le droit des États de légiférer pour le bien commun.
« Plusieurs de ces propositions devraient normalement plaire au président Trump, qui se fait le défenseur des travailleurs et des petites entreprises, observe Patrick Leblond. Mais ses actions contredisent souvent ses paroles. Il souhaite sûrement que le Mexique resserre ses normes du travail, mais je doute qu’il accepte de mettre un terme aux lois antisyndicales du sud des États-Unis. » En fait, dit l’économiste, c’est à se demander s’il veut une entente tout court.
Plusieurs mouvements sociaux se méfient du sérieux du projet de « commerce progressiste », rapporte Michèle Rioux. « D’un autre côté, on n’a pas le choix d’essayer des choses parce que la mondialisation n’arrête pas. Il nous faut des règles internationales. »
Les décisions du gouvernement Trump font toutefois craindre le pire à Scott Vaughan. On sait que l’avenir appartiendra aux pays qui auront su bâtir des économies vertes et intégrées, dit-il. « Le Canada, les États-Unis et le Mexique peuvent faire comme il y a 25 ans et établir un modèle qui influencera la prochaine génération… ou rater cette chance et en voir d’autres, comme la Chine et l’Inde, le faire à leur place. »