Alvin Cramer Segal, la réussite d'un décrocheur

Sont fabriquées sous sa gouverne des marques sous licence, dont Ralph Lauren, Calvin Klein et DKNY. À 84 ans, Alvin Cramer Segal, l’homme fort du complet pour hommes au Canada, vient de publier son autobiographie, My Peerless Story.
Souriant, il explique d’entrée de jeu en entrevue que le fait de ne pas avoir réussi à apprendre le français a donné une direction à sa vie. Après 70 ans passés au Québec, il est en effet toujours incapable de parler cette langue. « Je ne parle même pas l’anglais correctement ! »
Petit, il n’a pas réussi davantage à apprendre l’hébreu. « Je n’ai jamais progressé plus loin que le niveau de la première année. » L’enfant, peu doué, va être envoyé deux années au chic collège de Stanstead, dans les Cantons-de-l’Est. Il s’y fait casser les dents parce qu’il est juif.
« Ne pas apprendre le français a été la chance de ma vie », répète-t-il. C’est ce qui l’aura conduit, explique-t-il, à abandonner les études pour plonger dans le monde du travail, des affaires.
Son école
Né à Albany, dans l’État de New York, il est le fils d’un grossiste en épicerie et d’une employée d’un magasin de porcelaine. Comme bien d’autres, la famille de son père a fui les pogroms en Russie. Son père meurt à 42 ans. Lui n’en a alors que sept. Ses héros : le président Franklin Roosevelt, les généraux Dwight Eisenhower et Douglas MacArthur.
En 1948, la famille déménage à Montréal. Sa mère s’y remarie avec un homme d’affaires : Moe Segal. À la marina de Lachine, ce père adoptif possède un beau bateau de 33 pieds appelé le Sea Gal. À la maison, posée sur la table à manger, on trouve une petite cloche qui sert à appeler la gouvernante.
Au moment de devenir citoyen canadien, des Italiens et des Espagnols, nouveaux immigrants eux aussi, se trouvent à côté de lui. Aucun d’entre eux ne comprend qu’un Américain veuille devenir Canadien. « Le Canada était le deuxième choix pour tout le monde. […] Le Canada n’était rien. Le Canada n’avait même pas de drapeau encore. »
Nous sommes en 1951. Son beau-père lui trouve un travail dans son usine, la Peerless. « J’ai été chanceux d’échouer en français. Si ça n’avait pas été le cas, […] je serais resté à l’école. » Un autre monde s’ouvre. « Je ne savais pas ce que c’était, de travailler. » Il fréquente sa synagogue, s’inscrit à un club de golf, fait des rencontres. Il se marie, a des enfants, une voiture, un duplex. Le reste vient comme par magie, dit-il. « Peerless est devenue mon école. »
Syndicats
« À compter du premier jour, vous avez des compétiteurs. Des centaines. Ils produisent des habits à bas prix. […] Vous devez être meilleur, moins cher, offrir une plus grande qualité. […] J’ai toujours pensé que mes compétiteurs étaient stupides. »
Sa secrétaire, qui assiste à l’entretien, sourcille et demande si c’est vraiment ainsi qu’il entend s’exprimer. Mais oui, assure-t-il.
Que fait-il de mieux que les autres ? Ses compétiteurs ont tous été pris dans des syndicats du même type, dit-il. Peerless offrait la même chose, avec en plus les congés des fêtes juives, soit de cinq à dix journées par année.
« Vendredi dernier, même s’il n’y a pas un seul juif dans l’usine, ils ont été payés tarif double parce que c’est une fête juive. » Il ne faut pas avoir peur d’offrir plus, plaide-t-il. Par exemple, des primes à Noël.
En termes syndicaux, explique-t-il, Peerless est restée à part de toute l’industrie de la confection. « J’ai toujours été tout seul. » Si elle compte des syndicats sectoriels, l’entreprise demeure néanmoins seule dans son genre, insiste ce grand patron du prêt-à-porter.
Admirateur de Trump
Son téléphone sonne. L’étui protecteur de l’appareil révèle, sur un même imprimé, le logo de son entreprise et celui de la campagne présidentielle de Donald Trump. Vous appréciez le président américain, M. Segal ? Oui, beaucoup. « Trump est la meilleure chose qui soit jamais arrivée au Canada. […] J’ai rencontré l’homme. Il est formidable. Charismatique et tout. »
La secrétaire de M. Segal s’inquiète à nouveau : veut-il vraiment parler de Donald Trump ? Tout à fait, dit-il. « Je l’adore. Il a sauvé le monde. »
Pendant quelques années, Peerless a produit des vêtements sous la marque Trump. Mais « plus personne ne veut acheter ça ». L’homme d’affaires indique en outre être peu emballé par les réseaux d’information canadiens. Il faut écouter Fox News, plaide-t-il, pour vraiment savoir ce qui se passe.
Le Messie du libre-échange
À la fin des années 1980, Peerless manque de piquer du nez. Le Canada oblige les entreprises comme Peerless à payer des frais de douane pour des tissus alors qu’il n’y en avait pratiquement pas de produits ici. « Il y avait la CSST et les taxes et on me demandait d’être compétitif ! » Soudain, explique Alvin Cramer Segal, un miracle est survenu : l’accord de libre-échange. En 1989, « le Messie est arrivé » ! En gros, plus de frais à payer sur l’importation de tissus, à condition qu’ils soient destinés à être réexportés. Et le marché de Peerless était déjà orienté pour l’essentiel vers les États-Unis.
Craint-il la réouverture des accords commerciaux avec les États-Unis ? Pour son industrie, dit-il, l’accord ne sera pas touché. Il n’y a rien à craindre, pense-t-il. Pourtant, Elliot Lifson, le vice-président de Peerless, disait le 19 août s’inquiéter de voir le système actuel être révisé et de devoir en conséquence congédier les 1200 employés de l’usine de Montréal.
Alvin Cramer Segal insiste pour qu’on considère son poids industriel global. « Je ne possède pas d’usine en Asie, mais on y travaille pour moi. En Inde, il y a aussi une usine qui travaille pour moi. » La production pourrait-elle revenir au Canada ? « Ça ne reviendra jamais. »
Ce jour-là, la chaleur est caniculaire. Les fenêtres de son usine sont grandes ouvertes, mais on s’y sent comme dans un four. Parmi les employés affairés, on trouve des gens de toutes les nationalités. Ils parlent 35 langues différentes et appartiennent à 60 communautés, clame l’homme d’affaires. « Demandez-leur de parler français », insiste-t-il dans l’ascenseur en présence de deux travailleuses gênées. « Ils sont tous capables de parler français ! » Est-ce par malchance que ces deux-là, comme d’autres croisés sur notre passage, en étaient incapables ?
Portant une veste rose et une cravate fuchsia, Alvin Cramer Segal déambule dans les longues allées de son usine. Il va pieds nus dans ses chaussures. Les employés sourient et s’adressent à lui en anglais. Une femme vient lui dire qu’elle a lu son livre. Il serre des mains. Certains le prennent en photo. « Les gens sont heureux de travailler pour moi. Ils veulent un travail. »
Une jeune femme originaire de Port-au-Prince, le nez rivé sur sa machine à coudre, me demande qui est cet homme qui attire l’attention. « C’est votre patron », lui dis-je en français.