Marijuana: un marché de 5 milliards au bas mot

Effervescence boursière frisant la bulle, nouveaux produits d’investissement, fusions, indices spécialisés… Alors que le gouvernement Trudeau dépose tout juste son projet de loi pour légaliser la marijuana à des fins récréatives, les marchés financiers consomment déjà. Beaucoup. Et s’impatientent de savoir ce qui s’en vient précisément.
Depuis l’engagement électoral de Justin Trudeau en 2015, les producteurs de marijuana médicale ont lentement mais sûrement placé leurs pions pour tirer profit de l’ouverture éventuelle du marché. Plusieurs se sont inscrits en Bourse pour amasser du capital et prendre de l’expansion, d’autres ont acheté des concurrents. Aujourd’hui, tout le monde, y compris dans les gradins de la finance, aura les yeux rivés sur les nouvelles règles.
« C’est une industrie embryonnaire au potentiel de croissance élevé. Avec la légalisation, les perspectives sont très positives », dit Steve Hawkins, président de la société torontoise Horizon ETFs, qui a récemment créé un produit financier destiné spécifiquement aux investisseurs intéressés. « C’est volatil, le risque est élevé, mais la récompense au final pourrait être élevée aussi. »
La semaine dernière, Horizon ETFs s’est donc livrée à une première mondiale : elle a lancé à Toronto un fonds négocié en Bourse (l’équivalent d’un fonds commun de placement) dont le panier de titres est constitué de producteurs de marijuana canadiens, de compagnies biopharmaceutiques et de sociétés qui travaillent à des produits hydroponiques. En cinq jours, les investisseurs y ont investi près de 95 millions. Ce qui, dans des circonstances normales pour un fonds spécialisé, pourrait prendre un an.
Marché potentiel
Certains estiment que le marché de la marijuana médicale à lui seul pourrait valoir autour de 1,8 milliard d’ici 2021. Or la légalisation du récréatif, en plus, pourrait faire exploser le marché. Selon une étude réalisée par Deloitte à la fin de 2016, le marché principal lié à l’achat du produit en tant que tel se situerait entre 4,9 et 8,7 milliards, ce qui ne comprend pas les milliards découlant de l’activité économique liée aux entreprises, au tourisme, aux laboratoires, aux revenus pour l’État, etc.
L’effervescence est palpable. Au Canada seulement, plus d’une dizaine de producteurs de marijuana médicale sont déjà inscrits en Bourse, dont certains ont vu leur titre bondir de 20 %, de 40 %, et même de 90 % depuis six mois. Canopy Growth, un groupe ontarien dont le symbole boursier à Toronto est WEED, vaut présentement près de 2 milliards. En six mois, son titre est passé de 5,50 $ à plus de 10 $.
Au-delà de la spéculation, la perspective d’une légalisation à grande échelle a donné lieu à des préparatifs concrets chez les producteurs de marijuana médicale. En décembre 2016, par exemple, Canopy, un des gros acteurs, a sorti l’artillerie lourde. Lui-même issu d’une fusion entre Tweed et Bedrocan, il a annoncé une offre de 430 millions pour avaler un concurrent, Mettrum. Cela devait lui donner en principe un portefeuille de près de 40 000 patients, soit la moitié du marché canadien, de même que deux sites de production supplémentaires.
Un autre exemple ? Aurora Cannabis, dont les produits portent des noms comme 3 Sisters #2, Bonanza et Tower, a récemment vendu des débentures convertibles en actions pour financer ses investissements internationaux. La compagnie, qui a du coup récolté 75 millions, souhaite par exemple prendre 19,9 % du premier groupe australien autorisé à produire de la marijuana à des fins médicales. Depuis un mois, son titre a grimpé de 27 %, à 3,05 $, à la Bourse de Toronto.
Un contexte américain différent
Qui dit marché en expansion rapide dit aussi risque d’abus. À au moins deux reprises depuis 2014, les autorités boursières des provinces ont invité le public à faire preuve de prudence et de discernement devant les entreprises disant produire de la marijuana médicale, car leur documentation frisait parfois le promotionnel. Aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission, gendarme des marchés, a dû diffuser un avis public en 2014 pour signaler que des esprits malveillants s’activaient dans le marché de la marijuana, profitant de l’absence de règles de divulgation dans le marché gris pour manipuler les cours et duper le monde.
Car aux États-Unis, les titres des producteurs de marijuana médicale sont principalement négociés sur le marché de gré à gré, où l’information peut être de mauvaise qualité, voire nulle.
« Analyser les actions traditionnelles, c’est difficile. Analyser les actions dans cette industrie, c’est presque impossible », dit Dan Nicholls, un banquier de Los Angeles qui a conçu des indices pour suivre les titres américains et canadiens. L’incertitude demeure forte à plusieurs égards, notamment au chapitre de la distribution. Mais le marché canadien est plus développé et les producteurs ont amassé tellement de capitaux sur des places boursières reconnues qu’ils investissent à l’étranger. « Les entreprises canadiennes autorisées ont une énorme longueur d’avance sur les producteurs américains,dit-il. La plupart des titres américains sont des compagnies qui ont de la difficulté à obtenir des capitaux. Un producteur canadien peut lever autant d’argent que 30 entreprises américaines. »