L’entreprise sans patron, un modèle prometteur

Nadia Koromyslova Collaboration spéciale
Une entreprise d’économie sociale permet de se créer un emploi sur mesure tout en participant à la vitalité d’une région. Martin Frappier, directeur des communications et de la recherche au Chantier de l’économie sociale du Québec, cite entre autres la création d’une brasserie à Trois-Rivières.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Une entreprise d’économie sociale permet de se créer un emploi sur mesure tout en participant à la vitalité d’une région. Martin Frappier, directeur des communications et de la recherche au Chantier de l’économie sociale du Québec, cite entre autres la création d’une brasserie à Trois-Rivières.

Ce texte fait partie du cahier spécial Innovation sociale

Une entreprise qui part des besoins concrets d’une communauté, gérée démocratiquement par les travailleurs et qui redistribue équitablement ses profits : une utopie du passé ? C’est pourtant un modèle qui a le vent en poupe et qui conquiert des secteurs économiques plus diversifiés que jamais. Loin d’être un secteur marginal, l’économie sociale représente aujourd’hui 7000 entreprises au Québec, quelque 210 000 emplois, avec un chiffre d’affaires de 40 milliards de dollars.

À l’heure de la crise du modèle économique traditionnel, les coopératives de travail et OBNL représentent une solution de rechange pour tenter de concilier valeurs et travail, surtout pour les jeunes générations. « Aujourd’hui, on a affaire à des jeunes qui savent qu’ils veulent avant tout une entreprise sociale, et trouvent l’objet de l’entreprise ensuite », explique Martin Frappier directeur des communications et de la recherche au Chantier de l’économie sociale du Québec.

L’idée de transformer l’économie par sa prise en charge collective ne date pas d’hier. Les premières coopératives agricoles et des caisses d’épargne — dont est héritier le Mouvement Desjardins — remontent à plus d’un siècle au Québec. Ces initiatives sont au départ très proches de la doctrine sociale de l’Église et du nationalisme. D’autres tendances, plus proches du syndicalisme, sont également très présentes dans les années 1930 et 1940. En 1996, un sommet sur l’économie et l’emploi, conjugué à la Marche du pain et des roses, remet la coopération au goût du jour. Avec sa recommandation « Oser la solidarité », le chantier sur l’économie sociale propose une logique différente « où le profit n’est pas le principal moteur, mais repose davantage sur les besoins de la population ». L’économie sociale apparaît désormais comme un outil primordial pour l’insertion et la lutte contre la pauvreté. Ainsi, les premières initiatives issues du chantier seront les centres de la petite enfance, les soins périnataux ou encore les soins à domicile.

Développer un territoire et y habiter

 

Mais le modèle social n’est pas seulement réservé au communautaire, plaide Martin Frappier. Il a également fait ses preuves pour le développement des régions. Plusieurs territoires voient les jeunes partir parce qu’ils ne trouvent pas de travail intéressant, et des aînés qui restent avec très peu de services. Dans ce contexte, une entreprise d’économie sociale permet de se créer un emploi sur mesure tout en participant à la vitalité d’une région. Martin Frappier cite une coopérative de design graphique en Outaouais et une brasserie à Trois-Rivières. « Faute de job intéressante, ils ont créé leur propre projet. Et grâce à ce projet, ils sont restés dans la région. » Un service de garde, un commerce multi-services qui reprend un dépanneur sur le point de fermer, voilà des initiatives qui partent des besoins d’une localité au lieu de chercher le simple profit. Pas étonnant alors que les coopératives affichent un taux de survie deux fois supérieur à celui des entreprises traditionnelles, « puisqu’elles s’inscrivent d’emblée dans une logique durable à partir des besoins concrets ».

De quoi remettre en question l’hégémonie d’un modèle économique basé sur l’exploitation des ressources et des personnes. C’est une des raisons qui participent de la popularité de l’entreprise sociale : « Nous sommes arrivés à un moment charnière sur le plan environnemental, alors que les inégalités des revenus sont évidentes. Tout ça remet en question de vieilles théories économiques. » D’autant que la gouvernance démocratique correspond aux aspirations des plus jeunes qui « souhaitent avoir droit de parole dans l’organisation et s’identifient de moins en moins à des rapports autoritaires », poursuit Martin Frappier.

L’autre raison du succès de l’entreprise sociale, c’est qu’on y travaille différemment. La mission sociale remplit pour certains le besoin de se réaliser, au lieu de travailler simplement pour un salaire. Les entreprises sociales sont également, en général, des milieux plus soucieux des personnes et de la conciliation famille-travail. Enfin, le modèle de gestion démocratique permet une plus grande diversité des tâches par la participation des travailleurs aux différents comités et aux réflexions stratégiques.

La concurrence du « social-washing »

Le grand défi des entreprises sociales reste cependant la concurrence avec l’économie capitaliste. Aujourd’hui, le secteur social doit se repositionner face à la révolution du numérique et de la prétendue « économie du partage ». Cette économie à la Uber et Airbnb n’a rien de collectif, « car les profits, eux, ne sont pas partagés », explique Martin Frappier. L’économie sociale doit reprendre l’initiative face à ces nouveaux modèles économiques déroutants, qui échappent au droit du travail et aux cadres juridiques.

D’autant plus que l’époque est au « social washing » : un nombre croissant de grandes entreprises font valoir leur impact social, affichent un volet « équitable ». Or, « il suffirait d’une crise dans l’économie, d’un changement de dirigeant, et ce volet social pourrait sauter », prévient Martin Frappier. Les entreprises sociales, elles, n’ont pas le choix d’assurer leur mission, puisqu’elle est inscrite dans leur constitution même.

Difficile donc de survivre devant les avancées du capitalisme effréné, surtout lorsque les entreprises privées bénéficient d’aides publiques, souvent des crédits d’impôt, desquelles les coopératives et OBNL sont par définition exclus, puisqu’ils ne payent pas d’impôts sur le profit. Le secteur social est donc défavorisé devant les aides de l’État et cela l’empêche d’autant plus d’investir dans la recherche et le développement, ce qui lui permettrait de rester concurrentiel.

Cependant, devant la multiplication d’initiatives de plus en plus audacieuses, comme les coopératives de programmeurs de jeux vidéo ou d’humoristes, on ne peut que constater que l’économie sociale est loin d’avoir dit son dernier mot.

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

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