Le gaz de schiste américain va bousculer le marché

Les méthaniers transportant du gaz de schiste américain seront de plus en plus nombreux sur les mers du monde.
Photo: Kees Torn / CC Les méthaniers transportant du gaz de schiste américain seront de plus en plus nombreux sur les mers du monde.

« A great American story ». C’est en ces termes un peu emphatiques que les dirigeants du groupe américain Cheniere Energy saluaient fin février le départ du premier méthanier de leur usine de gaz naturel liquéfié (GNL) de Sabine Pass en Louisiane. Destination du Asia-Vision : le port brésilien de Rio de Janeiro et les réservoirs de Petrobras. D’ici à la fin mai, huit autres navires-citernes quitteront ce terminal, dont certains à destination de la France ou du Royaume-Uni, où les français EDF et Engie ou le britannique BG Group sont prêts pour les accueillir.

Cette « belle histoire américaine » symbolise la renaissance des États-Unis comme grande puissance énergétique. Longtemps importateurs, ils seront exportateurs nets dans quelques années. Un scénario inimaginable il y a dix ans, avant que la technique très controversée de la fracturation hydraulique et les forages horizontaux n’entraînent la révolution du gaz puis du pétrole de schiste.

Sabine Pass est le symbole de l’incroyable renversement de la donne énergétique aux États-Unis et, par contrecoup, dans le monde. Dans les années 2000, le pays se préparait à importer de grandes quantités de gaz liquéfié, et ce site implanté dans le Bayou devait accueillir un terminal de regazéification du gaz liquide importé du Moyen-Orient, d’Afrique ou d’Asie.

L’Australie concurrencée

C’est une des cinq usines de GNL qui ont reçu le feu vert de l’administration Obama sur les côtes du Texas et de Louisiane. D’autres suivront et les experts s’attendent à ce que le pays rejoigne rapidement les poids lourds du club des 17 exportateurs parmi lesquels figurent le Qatar, la Malaisie, l’Indonésie, l’Australie, le Nigeria et la Russie. En attendant que l’Iran puisse exploiter ses énormes gisements du golfe Arabo-Persique au cours de la prochaine décennie.

Les Américains, dont la surproduction et les stocks gaziers sont considérables, doivent impérativement écouler leur méthane par gazoducs (Mexique, Canada) ou par méthaniers. Il faudrait remplir 163 tankers de la contenance de l’Asia-Vision pour seulement ramener ces stocks à leur niveau de 2011, ont calculé les experts cités par Bloomberg. Cette surabondance a entraîné un effondrement des prix, amplifiée par le fléchissement de la demande asiatique (Chine, Japon, Corée du Sud…) et la mise en production de projets géants à l’image du site australien Gorgon de Chevron, qui exploite depuis mars un des plus riches gisements au monde. Les prix sont tombés à 1,84 $ par million de British Thermal unit (BTU), soit 28 m3, contre 6  $ en 2009, début de l’exploitation intensive du gaz de schiste.

Le marché du GNL semble prometteur, si l’on en croit l’ex-patron-fondateur de Cheniere Energy. Débarqué de sa compagnie en décembre  2015 pour divergences stratégiques avec les autres administrateurs, Charif Souki créait deux mois plus tard une nouvelle société, Tellurian Investments, avec l’ancien chef des opérations du britannique BG Group racheté par Shell. Objectif avoué de ce tycoon du gaz : concurrencer le leader Cheniere Energy sur le terrain des prix. L’homme croit dur comme fer en l’avenir du GNL, alors que la rentabilité des projets est difficile à trouver.

Plusieurs projets australiens ont été suspendus, comme celui d’Engie, et Total vient de déprécier celui de Gladstone. Les chantiers déjà lancés doivent être achevés, ce qui engorgera un peu plus le marché. Mais l’Australie maintient son objectif de dépasser dès 2018 le Qatar, qui pèse à lui seul un tiers du gaz liquéfié produit en 2015. De son côté, Cheniere Energy assure pouvoir encore vendre du GNL avec profit, même avec une marge de 1 dollar par million de BTU. Il construit même une seconde usine à Corpus Christi (Texas).

Désormais, 30 % du gaz naturel est acheminé par méthaniers, la liquéfaction à -161° permettant d’en réduire 600 fois le volume. « Cette part va s’accroître, car le GNL permet de lever les obstacles géopolitiques », souligne Jérôme Ferrier, président de l’Association française du gaz, qui rappelle que «c ette énergie est abondante, abordable et accessible ».

C’est même, selon les dirigeants des géants pétro-gaziers européens comme Shell, BP, Total, Eni ou Statoil, la meilleure alternative pour sortir du charbon et assurer une transition énergétique réaliste vers une économie moins carbonée. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) continue de marteler que c’est la seule énergie fossile qui gagnera des parts de marché à l’horizon 2030.

Les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) ont augmenté de 2,1 % en 2015, selon l’association internationale des gaziers Cedigaz. « On assiste à un retournement des tendances de croissance en Asie et en Europe, à l’émergence des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord comme importateurs de GNL et à une augmentation des échanges intrarégionaux […] du fait de la convergence des prix mondiaux. » Pour la première fois depuis 2009, les importations de GNL de l’Asie, qui absorbe 70 % de la demande, ont reculé (- 2,18 %) surtout au Japon et en Corée. À l’inverse, l’Europe a accru ses achats de 10 %, sans pour autant retrouver ses records de 2010-2011. Quant au Proche et au Moyen-Orient, il a vu ses importations exploser (+ 141 %).

Une sécurité supplémentaire

 

« Il va se passer un peu la même chose que dans le pétrole de schiste : la vague de GNL américain va heurter le marché », prédit Patrick Pouyanné, p.-d.g. de Total, dont la compagnie est un acteur mondial du secteur. La guerre des parts de marché qui se profile sera sans doute moins sanglante que dans l’or noir.

En Europe, le gaz américain sera en concurrence avec le gaz russe, mais il ne faut pas exagérer ce risque pour Gazprom. Le groupe russe se battra pour conserver ses clients sur le Vieux Continent, comme la Saudi Aramco le fait pour le brut.

 

Méthaniers américains contre gazoducs russes ? Tous sont nécessaires. Le gaz américain est certes bon marché à la tête de puits, mais la liquéfaction et le transport en renchérissent le coût et ne le rendent pas toujours plus compétitif que le gaz russe.

Cedigaz note cependant que les fournisseurs de GNL cherchent à « limiter leurs coûts de transport en ciblant les marchés les plus proches ». Et les producteurs de gaz de schiste américains devraient privilégier l’Europe, où ils livreront 55 % de leur production en 2020, indique l’association professionnelle.

Cette nouvelle source d’approvisionnement offre une sécurité supplémentaire. Et, surtout, un levier de négociation pour faire baisser les prix aux producteurs traditionnels, Russie en tête. Gazprom devra tenir compte, dans ses contrats, de cette option qui s’offre à ses clients historiques comme Engie ou E.ON. Mais il est exagéré de dire que cela donne une réponse stratégique à une coupure du gaz russe, un risque largement fantasmé.

« Les Russes ne couperont jamais le gaz à l’Europe, car c’est leur principal client, tranche le patron d’un géant gazier européen. Cette menace n’est qu’une obsession de diplomate. » À l’hiver 2009, elle n’avait été que la victime collatérale de la crise russo-ukrainienne. Il est inimaginable que Vladimir Poutine, qui pèse sur les décisions du groupe public Gazprom, se prive d’importantes recettes. À preuve, la Russie n’a pas fermé les vannes, même quand l’Europe a décrété de sévères sanctions économiques après l’annexion de la Crimée.

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