Quel avenir pour le nucléaire dans une économie décarbonisée?

C’est un moment clé dans l’histoire du nucléaire civil. Après l’adoption de l’accord de Paris, le 12 décembre, à l’issue de la 21e conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP21) et après l’engagement de la communauté internationale à se détourner largement du charbon, du gaz et du pétrole, la question est ouverte de savoir quelle part l’atome prendra dans cette transition. Pourra-t-on faire l’économie du nucléaire ? Comme à chaque croisée des chemins, des polémiques naissent et enflent.
Le 3 décembre, en pleine COP21, quatre climatologues parmi les plus titrés de leur discipline — James Hansen, Ken Caldeira, Tom Wigley et Kerry Emanuel — tenaient une conférence de presse au Bourget, pour appeler solennellement à un développement rapide et massif de l’énergie nucléaire.
Dans une tribune publiée le même jour par le quotidien britannique The Guardian, les quatre chercheurs précisaient, calculs de coin de table à l’appui, qu’« en tenant compte du développement des pays les plus pauvres ainsi que de l’augmentation de la demande due à la démographie » il faudrait construire « 115 réacteurs — nucléaires — par an d’ici à 2050 pour décarboner entièrement la production mondiale d’électricité ». Ajoutons que les auteurs tablent sur le développement de réacteurs de quatrième génération, dits « à neutrons rapides », du même type que le célèbre Superphénix français, arrêté en 1996.
Deux semaines plus tard, dans les colonnes du même journal, l’historienne des sciences américaine Naomi Oreskes adressait aux quatre chercheurs une réponse cinglante, affirmant que « de nombreuses études de qualité montrent que nous pouvons passer à une économie décarbonée sans développer l’énergie nucléaire, en se focalisant sur l’éolien, l’hydroélectrique, le photovoltaïque, cela couplé à l’intégration des réseaux, à l’efficacité énergétique et à la gestion de la demande ». Mme Oreskes, coauteure avec Erik Conway d’un ouvrage de référence sur le mouvement climatosceptique (traduit en 2012 en français sous le titre Les Marchands de doute, aux éditions Le Pommier), allait jusqu’à assimiler la prise de position des quatre chercheurs à une « nouvelle forme de déni climatique ».
D’éminents climatologues comparés à des climatosceptiques : la tribune de Mme Oreskes a suscité un torrent de commentaires, nombre d’entre eux l’accusant d’outrance.
Projet parfaitement irréaliste
Que croire ? D’abord, sans doute, que déployer, à un rythme de plusieurs dizaines par an, des réacteurs à neutrons rapides un peu partout à la surface de la planète est, quoi qu’on en pense, un projet parfaitement irréaliste. Et ce, pour une variété de raisons : immaturité de la filière, risques d’accident plus grands qu’avec les réacteurs actuels, coût exorbitant, disponibilité très insuffisante des compétences scientifiques et techniques nécessaires, instabilité dans de nombreuses régions du monde, etc.
Pour autant, le « 100 % renouvelable » est-il possible ? Quelques travaux le suggèrent. Publié en octobre, un rapport de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) présentait par exemple des scénarios avec un mix électrique français composé de 80 % à 100 % d’énergies renouvelables en 2050.
Mais tout le monde n’est pas d’accord. Dans une tribune récemment publiée par Le Monde, le physicien Sébastien Balibar (École normale supérieure) estime que le rapport de l’Ademe suggère le contraire de ce qu’il prétend montrer, tant il « tire aux limites extrêmes […] les paramètres que sont les rendements, les capacités du réseau, les fluctuations météorologiques, le pilotage de la consommation, les coûts et l’acceptabilité », écrit le physicien. En outre, ajoute M. Balibar, l’Ademe « émet l’hypothèse que la production d’électricité en France pourrait diminuer », alors qu’il faudrait, au contraire, produire plus d’électricité décarbonée pour remplacer les énergies fossiles. Impossible, selon le physicien, de faire l’économie du nucléaire pour remplir les engagements climatiques du pays.
En France, la loi de transition énergétique récemment adoptée prévoit tout à la fois une baisse de 75 % des émissions nationales de gaz à effet de serre d’ici à 2050, par rapport à leur niveau de 1990, et une baisse de la part du nucléaire dans le mix électrique. De 75 % en 2015, celle-ci devra passer à 50 % en 2025, mais la loi ne dit rien sur ce qui se passera ensuite…
Énorme effort
Dans le cadre d’un projet de recherche international coordonné par l’Institut du développement durable et des relations internationales, une équipe de chercheurs français a, elle aussi, construit des scénarios de transition pour la France. L’un d’eux rend compatible l’objectif de 75 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre avec une éradication de l’atome du mix électrique à l’horizon 2050, qui serait composé à 90 % de renouvelables. Mais l’impératif sous-jacent est une diminution… de 50 % de l’ensemble de la consommation énergétique nationale ! Cela représente un effort énorme, impossible sans une volonté politique d’airain — il faudrait par exemple trouver les financements pour isoler plus les logements au rythme effréné d’un demi-million par an —, des changements profonds dans notre rapport à l’énergie — aujourd’hui abondante, toujours disponible, gaspillable, etc.
Dans ce débat, il n’y a donc ni déni de science ni « marchands de doute » coupables de jeter le discrédit sur les renouvelables au bénéfice de l’atome. Une grande part de la question ne se résume ni à une question technique ni à un débat économique, mais à savoir s’il est politiquement possible de faire changer radicalement nos comportements. Il n’y a probablement pas de question plus ouverte.