L’injustice fiscale, une affaire d’États

Bien sûr, il y a des multinationales et de riches individus sans scrupules, mais le problème de l’évitement fiscal de même que sa solution passent d’abord et avant tout par les gouvernements, ont affirmé des participants à une conférence internationale sur le sujet à Montréal.
Au fil des ans, les gouvernements ont laissé leurs règles fiscales se faire distancer par la réalité économique au point de permettre aux grandes entreprises et aux riches particuliers de contourner de plus en plus facilement sinon la lettre, du moins l’esprit de la loi. « Il fallait, de toute urgence, remettre du sens dans ce qui n’en avait plus », a déclaré par vidéoconférence mardi Pascal Saint-Amans, l’un des principaux responsables à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à l’origine de l’adoption, au début du mois, de nouvelles règles de conduite contre l’optimisation fiscale par plus d’une soixantaine de pays, dont ceux du G20. Il était l’invité de la première édition de TaxCOOP, une conférence internationale sur la concurrence fiscale.
C’est la crise financière de 2008 qui a servi d’électrochoc, estime l’expert français. Soudainement obligées de voler au secours de grandes entreprises, les populations ont exigé de leurs gouvernements que les multinationales cessent de se défiler par toutes sortes d’artifices comptables et qu’elles payent leur juste part d’impôts. « J’ai dit au début du mois qu’on venait de sonner la fin de la récréation. Je crois sincèrement que nous assistons à un changement de paradigme. »
Outre les nouvelles règles convenues à l’OCDE en matière de lutte contre les paradis fiscaux, de mise à jour des normes comptables ou encore de transparence des compagnies quant aux endroits où elles font des affaires et où elles paient de l’impôt, Pascal Saint-Amans en veut pour preuve l’explosion du nombre d’ententes de partage d’information entre les gouvernements qui a mis fin au secret bancaire dans des pays comme la Suisse. « Qui aurait pensé voir cela de son vivant ? »
Selon l’OCDE, les entreprises cacheraient chaque année entre 4 % et 10 % de leurs recettes aux gouvernements et les priveraient ainsi de 100 et 240 milliards d’impôts. Les quelques enquêtes publiques menées sur les pratiques de géants comme UBS, Apple, Google, Wal-Mart et Starbucks ont défrayé la chronique. Dans le cas d’Apple, on a fait une large utilisation de l’Irlande, un pays qui se fait une fierté d’attirer les investisseurs étrangers avec ses faibles taux d’imposition. « Après examen, on s’est rendu compte que la compagnie payait encore moins que ces taux minimums. Je crois que même l’Irlande ne se doutait pas de l’ampleur du phénomène », se moque Elise Bean, l’une des championnes de la lutte contre ces pratiques au Congrès américain.
L’Américaine pense, elle aussi, que d’importants progrès sont en voie d’être réalisés en raison notamment du relèvement des exigences en matière de transparence. « Ces pratiques ont généralement besoin d’obscurité. »
Tous ne partagent pas son optimisme. Le professeur de philosophie de l’Université Laval, Peter Dietsch, craint ainsi que les pays ne remettent les réformes éternellement à plus tard de peur de voir les compagnies plier bagage pour des cieux plus hospitaliers.
Selon Tasso Lagios, associé directeur au cabinet Richter, les gouvernements devraient peut-être admettre que l’impôt sur les sociétés est dépassé et s’en remettre, à la place, à d’autres outils fiscaux comme les taxes à la consommation ou une taxe qui viseraient spécifiquement leurs actionnaires. « Il faut penser en dehors de la boîte. »
La proposition a fait réagir la spécialiste du ministère des Finances allemand, Katharina Becker. « Vous trouvez que c’est compliqué de taxer les compagnies ? Ce serait bien pire d’essayer de suivre la trace de leurs actionnaires. »
Le succès de la lutte contre l’évitement fiscal dépendra de la capacité d’organisation des gouvernements, estime Brian Arnold, qui compare la situation actuelle à un match de soccer entre des joueurs professionnels et des enfants de 7 ans. « Le ballon, c’est l’argent, a expliqué le conseiller principal à la Fondation canadienne de fiscalité. Les professionnels qui appliquent un système de jeu rigoureux sont les entreprises. Les petits joueurs qui se déplacent en tas sur le terrain et qui ne toucheront au ballon que si les autres le veulent bien sont les pouvoirs publics. »
L’expert avait été invité à se prononcer sur la légalité et la moralité de l’évitement fiscal. « Le fait qu’on soit obligé d’invoquer l’argument moral montre l’ampleur du problème,a déclaré sa voisine, Alison Holder, d’Oxfam. Mais cela participe peut-être aussi à une évolution des valeurs sociales, ce qui conduira à d’autres changements, notamment de la part des gouvernements. »