Les excès du succès

Volkswagen n’est pas la première compagnie géante à se faire prendre la main dans le sac. On se souvient entre autres de Cinar, Enron et JPMorgan.
Photo: Julian Stratenschulte Agence France-Presse Volkswagen n’est pas la première compagnie géante à se faire prendre la main dans le sac. On se souvient entre autres de Cinar, Enron et JPMorgan.
Porte-étendard du savoir-faire automobile allemand, Volkswagen se retrouve, du jour au lendemain, dans le triste bassin des parias du monde industriel. Après Bre-X, Cinar, Enron, Pfizer, JPMorgan, etc., la duperie se poursuit. Retour sur le côté sombre du comportement des entreprises qui, un jour, font l’ultime pari. Et perdent.
 

Quand le constructeur Volkswagen a été nommé au sommet de l’industrie mondiale dans la plus récente édition des indices Dow Jones Sustainability, le 10 septembre dernier, Volkswagen brillait de mille feux. « Cet honneur confirme que le groupe VW est bel et bien en train de s’établir, à long terme, comme le fabricant automobile le plus durable », a écrit la société allemande le 11 septembre au matin.

En rétrospective, la source du scandale dans lequel s’est enfoncée Volkswagen était peut-être là, dans cet objectif « très précis » consistant à vouloir écraser la concurrence mondiale d’ici 2018, dit Cara Maurer, spécialiste du comportement des organisations à l’Ivey Business School de l’Université de Western Ontario.

Huit jours auparavant, à Los Angeles, les ingénieurs de l’entreprise venaient de plier devant un autre groupe d’ingénieurs, ceux de l’agence californienne responsable de la qualité de l’air. Après des mois de démentis, les employés du groupe allemand avouaient enfin que le constructeur avait installé un logiciel qui active les contrôles antipollution lors des tests et se désactive le reste du temps.

La suite est connue. Le premier constructeur mondial, nouveau numéro un mondial au chapitre des volumes contre Toyota, est tombé de tout son long, en Bourse comme dans les esprits. Accusée, en gros, d’une fraude environnementale si sournoise que certains l’ont qualifiée de crime contre la santé publique.

Pourtant, à lire le communiqué tout droit sorti de Wolfsbourg, le 11 septembre, Volkswagen avait complètement maîtrisé la recette du succès confectionnée dans ses laboratoires de recherche. Elle ne faisait que l’appliquer, méthodiquement, jusqu’à ce que la domination mondiale tant espérée s’ensuive. « Nous avons reçu une pleine note dans les catégories suivantes : codes de conduite, conformité et anticorruption, gestion de l’innovation, stratégie climatique et évaluation du cycle de vie », s’est félicité le groupe. Sans oublier que Volkswagen est aussi « la référence en gestion des fournisseurs et en reddition de comptes environnementale ».

Comment ?

La liste de questions est longue et les réponses demeurent incomplètes pour le moment. Comment peut-on en arriver là ? Comment une entreprise qui évolue à l’avant-scène de l’industrie automobile peut-elle avoir consciemment décidé, un jour, de contourner les règles d’émission pour que la conduite de ses voitures soit plus agréable ? Quel climat faut-il à l’interne, dans les hauts échelons comme les moyens, pour qu’un logiciel masquant devienne tout à fait acceptable ? Avait-on mesuré l’ampleur colossale des dommages réputationnels, financiers et sanitaires qu’un tel geste pouvait entraîner ?

« On ne peut que spéculer pour l’instant, mais mon impression, c’est qu’une telle chose aurait pu évoluer sur une très longue période, de manière à ce que personne ne se rende compte que quelque chose était en train de dérailler, dit Mme Maurer. Aussi, ça prend une culture particulière pour alimenter ce genre de raisonnement, ce genre de comportement. »

À l’intérieur de Volkswagen, le personnel est probablement « très concentré sur la technologie, l’innovation », plutôt que sur « ce que veulent les consommateurs, les parties prenantes, les agences réglementaires et la population ». L’importance accordée à l’excellence technologique « peut mener » à une situation où une entreprise se « détache lentement de ce qui peut être perçu comme souhaitable et non souhaitable à l’extérieur », ajoute Mme Maurer.

« Cette poussée extrême visant à atteindre un seul but agressif, celui d’être numéro un dans le monde, qui est en fait l’objectif le plus agressif qu’on puisse imaginer, est un gros drapeau rouge dès le départ, parce que ça met beaucoup de pression sur le monde. Parfois, certains vont peut-être tourner les coins ronds, et ça devient difficile pour quelqu’un de lever la main et dire que ce qu’on fait n’est pas bien », dit Mme Maurer.

Le cas de la Pinto

 

Souvent, ont écrit deux experts en prise de décision et en éthique d’affaires dans le Harvard Business Review (HBR) en 2011, les comportements malhonnêtes surviennent parce que la haute direction « ferme les yeux ou encourage [les transgressions] sans même s’en rendre compte ». Le cas de la Ford Pinto des années 70, qui avait tendance à prendre feu en raison d’un réservoir d’essence mal placé, est célèbre. Les plaintes se sont accumulées pendant quelques années, mais il a fallu un texte catastrophique dans le magazine Mother Jones, en 1977, pour que les autorités se décident à prendre des mesures.

« L’analyse du processus décisionnel a révélé qu’en raison de la concurrence de Volkswagen, Ford a mis la Pinto en production à la hâte, a résumé le HBR il y a quatre ans. Les ingénieurs avaient découvert le danger potentiel que représentait la perforation du réservoir d’essence, mais la chaîne de montage était déjà prête, et la direction a pris la décision d’entamer la production. » En gros, une décision pleine de sens sur le plan des affaires — produire vite pour vendre vite —, mais qui évacuait complètement la dimension morale de l’équation.

Parfois, les gestes sont si grossiers, si répétitifs qu’ils défient l’entendement. Prenons le cas de JPMorgan, qui a dû verser au fil des dernières années plus d’une trentaine de milliards pour régler diverses accusations d’inconduite. La liste est longue : magouille dans le monde des investissements de nature hypothécaire avant la crise financière de 2008, reprises illégales de maisons auprès des emprunteurs, manipulation des taux de change, scandale du financier Bernard Madoff, etc.

« Entre la faillite d’Enron en 2001 et l’entente de 13 milliards que JPMorgan a signée en 2013 pour ses pratiques hypothécaires douteuses, les grandes organisations sont de plus en plus surveillées, a écrit l’an dernier un professeur de Harvard, Michel Anteby, dans le Stanford Social Innovation Review. Puisque bon nombre des dirigeants sont issus des écoles de gestion, les classes seraient logiquement l’endroit idéal pour aborder le problème. Que peuvent faire les écoles ? Beaucoup plus que ce qu’elles font, je dirais, car beaucoup d’universités ont été — et sont encore en bonne partie — réfractaires à prendre une position normative claire. »

Cara Maurer dit que ses étudiants sont estomaqués devant le scandale Volkswagen. « À l’école Ivey, nous avons mis beaucoup d’efforts au cours des dernières années pour développer le caractère des futurs dirigeants. […] Ça pourrait contribuer à améliorer le jugement, à faciliter la prise de décisions lorsqu’il y a des compromis difficiles à faire. Ça fait partie des solutions, mais ça va toujours être compliqué, en raison des pressions inhérentes au sein des sociétés cotées en Bourse, qui doivent composer avec les exigences des actionnaires. »



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