À Cuba aussi, les inégalités sont croissantes

C’est une ancienne usine d’huile de table désaffectée, tout juste reconvertie en un lieu branché de La Havane, où se pressent de jeunes Cubains vêtus avec une sobre recherche, accueillis par une sono omniprésente. La Fabrica de Arte Cubano, qui a ouvert ses portes en mars, illustre l’émergence d’une classe aisée dans ce pays très pauvre où le discours égalitaire reste dominant.
Dans cet espace, dont on a soigneusement conservé l’aspect industriel, on vient contempler des oeuvres d’artistes contemporains, écouter des concerts, voir des films ou des pièces de théâtre. On pourrait se croire à Berlin, New York ou Barcelone. « Il y a des artistes consacrés et des débutants, explique Inti Herrera, responsable du département audiovisuel. Les visiteurs peuvent les rencontrer. » C’est une célébrité, le chanteur X Alfonso, qui a conçu et qui finance ce « collectif d’artistes pluridisciplinaire ». L’entrée à La Fabrica coûte 1 CUC (le peso convertible, soit 0,75 euro ou 1 $CAN), un vingtième du salaire mensuel moyen), et on règle à la sortie les consommations prises aux deux bars.
La Fabrica est couplée à un élégant restaurant dont le nom, El Cocinero, est peint sur une immense cheminée en brique, que l’on voit de très loin dans le quartier du Varadero. Les prix sont hors de portée de la plupart des Cubains. Pourtant, le restaurant au décor design, majoritairement fréquenté par des locaux, ne désemplit pas.
Il y a encore peu, Cubains et étrangers ne se mélangeaient pas. Les Cubains n’avaient ni le droit ni les moyens d’aller dans les restaurants fréquentés par les touristes. Aujourd’hui, ces barrières sont tombées. D’abord, parce que le régime a levé les restrictions. Ensuite, parce que certains Cubains peuvent se le permettre. C’est loin d’être le cas pour la très grande majorité des habitants de l’île, où le salaire moyen payé par l’État équivaut à 14 euros (20 $CAN) par mois.
À une quinzaine de kilomètres de la Fabrica, dans le petit port de Cojimar, Amelia, à la retraite, sa mère Rosalia, l’un de ses neveux, Egilio, et sa femme [les prénoms ont été changés] cohabitent dans deux petits cubes de ciment et luttent pour s’en sortir. Amelia touche une pension de 192 pesos (6 euros, 8,50 $CAN), comme sa mère, et Egilio son salaire de fumigateur [contre les moustiques], aux alentours de 400 pesos.
Comme tous les Cubains, ils ont une libreta, un petit carnet qui donne droit, chaque mois, à quelques produits alimentaires subventionnés (5 oeufs, 5 livres de riz, 2 kg de sucre, une demi-livre d’huile, une demi-livre de haricots noirs, un kilo de sel, un paquet de café, moins d’un kilo de poulet et 80 g de pain par jour). Ces produits sont certes bon marché, mais ils ne permettent pas de se nourrir plus de dix jours. « C’est insuffisant pour survivre », témoigne Amelia en montrant un tout petit sac de haricots.
Pour se procurer les produits manquants (aliments, savon, dentifrice…), il faut se rendre dans les magasins d’État qui vendent en monnaie convertible, le CUC (1 CUC vaut 25 pesos), ou bien dans les agros, les marchés qui écoulent la production des coopératives agricoles mais qui sont, eux aussi, bien chers. Pour la majorité des Cubains, l’équation semble insoluble.
L’aide vient des expatriés
Amelia et sa famille ne s’en sortiraient pas sans l’aide de Yasmani, son fils. Comme « la majorité » de ses anciens camarades de classe de Cojimar, lui qui travaillait autrefois dans la maintenance d’une résidence de tourisme vit aujourd’hui à l’étranger. C’est grâce à lui que, peu à peu, la maison est correctement alimentée en eau et qu’un toit enfin étanche a pu être posé. Grâce à lui que la libreta peut être complétée. « Pour survivre, explique Yasmani, on est obligé de faire des affaires à droite, à gauche, par en haut, par en bas, où on peut… »
« Personne ne peut vivre de son salaire à Cuba », résume le journaliste indépendant et écrivain Jorge Olivera. Et ce sont justement les mécanismes parallèles, ceux qui permettent aux Cubains de subvenir plus ou moins bien à leurs besoins, qui nourrissent les inégalités sociales croissantes dans l’île.
Pour s’en sortir, les Cubains, payés en pesos, cherchent à tout prix à se procurer des CUC. Le soutien financier des expatriés est l’un des moyens d’y parvenir. Ils envoient à leurs parents restés au pays entre 2,5 et 3 milliards de dollars par an. Aujourd’hui, pour voir le jour, un restaurant privé doit bénéficier d’un financement venu de l’étranger, souvent de la famille. « Il y a plusieurs années, on pouvait partir de rien. Désormais, il faut se mesurer à des concurrents bien installés », témoigne Lilliam, à la tête d’un restaurant prospère, La Cocina de Lilliam.
L’autre façon d’accéder à une certaine aisance est de travailler pour une entreprise étrangère installée à Cuba. Dans ce cas, il y a toutes les chances que l’employeur verse un complément de salaire — les salaires de base restent versés par l’État cubain — en monnaie convertible. Le contact avec le secteur touristique — 2,85 millions de touristes ont visité l’île en 2013 — est la troisième façon d’améliorer l’ordinaire, car lui aussi procure des CUC.
Résolver ou inventer
Tous les Cubains n’ont pas également accès à ces devises. Tous, en revanche, ont recours aux mêmes stratagèmes pour s’approvisionner. Ils ont même détourné le vocabulaire pour désigner leur quête. Ils « résolvent ». Ou encore ils « inventent ». Autrement dit, ils se débrouillent pour se procurer tel ou tel objet indispensable. Ils volent ou achètent à celui qui a volé — le plus souvent à l’État — et qui alimente le vaste marché noir. « L’illégalité n’existe plus dans la mentalité cubaine, témoigne Mariacarla Baseggio, une Cubaine d’adoption depuis cinquante ans. Après des années si difficiles [celles qui ont suivi la chute de l’Union soviétique], cette notion s’est perdue. »
Dès qu’on en a l’occasion, on « résout » donc un poisson (volé ou pêché clandestinement), un tee-shirt ou un paquet de lessive. Un chauffeur de taxi « inventera » un joint de culasse pour réparer le moteur de son véhicule. Un Havanais avisé a toujours sur lui un sac en plastique pour profiter de toute occasion qui se présente. Sait-on jamais : on peut vous proposer des pommes de terre qui, pour de mystérieuses raisons liées à l’agriculture planifiée, ont fait défaut dans la capitale pendant des mois.
L’autorisation donnée en 2013 aux Cubains de sortir et rentrer librement dans l’île alimente le marché noir. Les vêtements que portent les Cubains proviennent bien souvent des États-Unis. Une « mule » — un Cubain a qui on aura payé le billet d’avion pour, disons, Miami — peut revenir dans la capitale cubaine avec 30 kg de bagages. La marchandise est « écoulée au porte-à-porte », explique Mariacarla. Parfois même sur le lieu de travail.
Le développement des autoentrepreneurs donne lui aussi une nouvelle dimension au marché noir. Tandis que, dans les rues du centre de La Havane, derrière les portails des maisons dévastées par cinquante ans de négligence, les générations d’une même famille s’entassent dans les appartements, d’autres « ont les moyens d’arranger leur maison », témoigne Mariacarla. « On a vu apparaître du ciment, de la peinture et des brigades d’artisans à leur compte qui savent tout faire. » Au noir. Naturellement, on les paie en CUC.