Prendre la clé des champs en se riant des barrières de la langue

Christine Tougas en avait assez de parcourir son verger, le traducteur de son téléphone en main, pour tenter de communiquer avec ses travailleurs saisonniers. Comme plusieurs agriculteurs et producteurs québécois qui accueillent un nombre grandissant d’employés hispanophones, elle est donc retournée sur les bancs d’école pour apprendre l’espagnol. Une façon pour elle d’abattre la barrière de la langue tout en augmentant la productivité de son entreprise.
Depuis quelques semaines, sa soeur et elle suivent un cours d’espagnol spécialement adapté aux besoins du monde agricole : elles y apprennent comment désigner l’équipement de leur verger de Dunham, qui emploie depuis plus de 15 ans une vingtaine de travailleurs migrants chaque année, mais aussi la façon de se présenter ou de montrer aux nouveaux résidents où ils dormiront pour l’été.
« On aimerait ça avoir une vraie conversation avec les travailleurs, pas seulement leur donner des consignes de travail, explique Mme Tougas. Après tout, ils ne sont pas seulement des travailleurs, ils deviennent des collègues de travail qui restent ici pendant plusieurs mois. »
Au Domaine De Lavoie, à Rougemont, Francis-Hugues Lavoie et Nathalie Lamoureux ont également choisi de se familiariser avec l’espagnol pour améliorer la communication avec leurs travailleurs saisonniers. Et gagner du temps.
« Il y a quelques travailleurs guatémaltèques qui parlaient anglais, donc on arrivait à se comprendre. Mais on s’est rendu compte que ça privilégiait certains travailleurs », raconte M. Lavoie. « Ça améliore l’efficacité, c’est certain. Ça ne prend pas 15 minutes pour expliquer des consignes, renchérit Mme Lamoureux. Quand on te demande de trouver un tournevis en espagnol, tu peux chercher longtemps », lance-t-elle dans un éclat de rire.
Une demande
Des cours d’espagnol pour agriculteurs, il s’en offre dans plusieurs régions du Québec depuis une dizaine d’années. Près de 600 personnes en ont bénéficié entre 2005 et 2013 grâce aux collectifs régionaux en formation agricole. Les producteurs profitent généralement de la saison morte, au cours de l’hiver, pour se réunir dans le sous-sol de l’église ou la salle communautaire du coin et apprendre les rudiments de la langue.
« Les gens qui suivent les cours veulent généralement améliorer la santé et la sécurité au travail, l’environnement de travail, la gestion et la production, et bien sûr la communication avec les employés », fait remarquer Alain Ruest, un conseiller en formation sur mesure à la Commission scolaire des Hautes-Rivières, qui collabore avec le collectif régional de l’ouest de la Montérégie.
« Plus le patron est à l’aise, plus l’intégration des employés est facile, acquiesce Guylaine Martin, responsable des formations agricoles dans le Centre-du-Québec. Et plus la consigne est claire, moins les employés ont de risques de faire des erreurs. »
En classe, chacun prépare sa liste de questions, témoigne Ivan Ruiz, qui familiarise à sa langue maternelle des agriculteurs des environs de Trois-Rivières. Quelques semaines de cours, c’est peu, mais c’est amplement suffisant pour faciliter les échanges. « J’ai réalisé que les travailleurs et les producteurs communiquent dans un mélange de français et d’espagnol. Ils établissent un vocabulaire bien à eux et ils arrivent à se comprendre. »
La popularité des cours varie selon les années et les régions, mais aux yeux de Gilles Duchesneau, qui enseigne la langue de Cervantès depuis 20 ans, dont les cinq dernières auprès de producteurs, l’équation est simple. « Il y a de plus en plus d’intérêt pour ce genre de formation parce qu’il y a de plus en plus de producteurs qui font appel à des travailleurs mexicains et guatémaltèques ».
Selon les plus récents chiffres compilés par le ministère québécois de l’Immigration, le nombre de travailleurs temporaires agricoles est effectivement en progression constante depuis plusieurs années dans la province. D’un peu plus de 5000 en 2008, leur nombre est passé à près de 6800 en 2012, presque tous du Mexique et du Guatemala.
Christine Tougas, elle, a bien hâte de mettre en pratique ses nouvelles connaissances. Comme l’importance de ne pas mélanger la cocina (cuisine) et la cochina (truie), des mots qu’elle prononçait parfois de la mauvaise manière sans que ses employés, amusés mais polis, n’osent la reprendre. « Je pense qu’eux aussi vont vouloir pratiquer leur français avec nous », prédit-elle.