Repenser le vêtement et le corps qu’il habille

Erin Manning a récemment fait le test, juste pour voir. Elle a dépensé 300 $ de vêtements pour son conjoint dans un populaire magasin du centre-ville de Montréal, pour ensuite faire ses recherches et évaluer le coût réel de ses achats. Selon ses calculs — conception, fabrication, transport et mise en marché inclus —, le tout valait 2800 $, un montant qu’elle a décidé d’envoyer à une designer qu’elle aime bien.
Bien entendu, cette professeure de la faculté des beaux-arts de l’Université Concordia reconnaît que ce genre d’initiative n’est pas à la portée de tous les portefeuilles. L’important, explique-t-elle, est avant tout de prendre conscience que derrière chaque vêtement acheté à bon prix se cache un travail acharné qui mérite d’être reconnu, mais aussi une conception trop étroite de ce qui « doit » être porté.
« Le problème depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, c’est qu’avec le prêt-à-porter, on a établi une idée de la forme idéale. On a par exemple décidé que pour les femmes, les tailles mesurables étaient la poitrine, la taille et les hanches, explique celle qui se décrit à la fois comme une professeure, une artiste et une philosophe. En fait, ça réduit le corps à certaines idées de cohérence et, naturellement, ça cause toutes sortes d’inquiétudes dans une société où on a une idée de ce qu’est un corps parfait. »
Après tout, difficile de se comparer avantageusement à un modèle qui n’a rien de bien représentatif. « Je dirais que beaucoup de gens ont perdu confiance en leur corps parce qu’ils se sont fiés à une image en deux dimensions. »
À contre-courant
Voilà pourquoi elle a décidé, il y a une dizaine d’années, d’aller à contre-courant de ce que l’industrie de la mode valorise comme critères et comme modèle économique en créant une installation tout à fait particulière. Exposée successivement à Sydney et à Moscou au cours des deux dernières années, Stitching Time permettait aux visiteurs de créer leurs propres vêtements à partir de morceaux de tissus pouvant être assemblés à l’aide de boutons et d’aimants.
Sans le savoir au départ, les gens qui osaient participer retournaient à la maison avec une pièce unique qui avait pris forme de manière presque instinctive. Sans miroir.
Au fil des semaines, Mme Manning est restée en retrait, aidant ceux et celles qui lui demandaient conseil. « J’ai souvent vu des femmes qui avaient perdu confiance en elles et qui finissaient en larmes en me disant qu’elles se sentaient enfin belles. » De retour chez elles, ces femmes voyaient tôt ou tard leur création se défaire, mais c’est exactement ce que recherchait la conceptrice de l’installation : forcer les visiteurs à prendre du temps pour eux et créer à nouveau.
La directrice de la chaire de recherche en philosophie et art relationnel de Concordia entend répéter l’expérience dès cet été, mais sous une forme quelque peu différente. Dans le cadre du festival Encuentro, elle proposera aux curieux de concevoir leurs vêtements, mais cette fois en colorant de la soie blanche avec des épices.
Modèles en évolution
Avec ses propositions artistiques, Erin Manning souhaite susciter la réflexion au sujet de réalités bien concrètes. Pour elle, art, philosophie et économie sont bien plus reliés qu’on peut le penser.
La professeure concède que peu à peu, les modèles de beauté que nous présentent les magazines et les publicités se rapprochent de normes plus accessibles. Mais le problème, explique-t-elle, c’est justement que des normes s’imposent toujours. « Oublions les mesures. En quoi est-ce que ça dérange si ton ventre est plus gros que tes jambes ? On va trouver quelque chose qui te va bien. Pourquoi investit-on autant d’énergie pour définir un corps d’une façon ou d’une autre », se demande-t-elle.
Bien que l’exercice soit difficile, elle invite les gens à reconsidérer l’image parfaite qu’on leur projette et celle que leur miroir leur reflète. « Les modèles en deux dimensions, ça ne changera pas. Mais il faut arriver à accepter que les trois dimensions, c’est correct, et imaginer une valeur à partir de ce qu’on est, et non à partir de ce que quelqu’un d’autre nous dit d’être. »
Question de priorités
À cette perception « malsaine » du corps idéal s’ajoute le fait que la variété et la qualité de ce que nous proposent les boutiques des grandes artères sont très limitées. Et bien souvent sans qu’on s’en rende compte. Pour la majorité des consommateurs, ajoute Mme Manning, la valeur réelle d’un vêtement est sous-estimée.
« Quand on entre dans un magasin et qu’on voit un veston à 800 $, on se dit que c’est épouvantable. Mais ce n’est pas épouvantable. Pas du tout. »
Il s’agit selon elle d’une simple question de priorités. « On dépense des milliers de dollars pour des voitures. Alors, pourquoi est-ce qu’on n’en ferait pas autant avec les vêtements, si on sait que notre argent va directement à des artistes et à des concepteurs ? »
Cela signifie acheter à juste prix, mais aussi encourager les créateurs québécois ou canadiens. « On prend des décisions dans la vie. Il faut se demander si nos dépenses apportent quelque chose à notre environnement. Veut-on une ville où il y a seulement des grands magasins ou veut-on soutenir des artistes d’ici ?, demande-t-elle en se désolant au passage de la situation précaire des designers et des boutiques qui vendent leurs créations. Il faut vraiment faire un effort. »
Heureusement, Mme Manning est convaincue que, tranquillement, les mentalités sont appelées à changer, à condition que la prise de conscience dépasse la simple question de la mode ou de la consommation. « On est à la fois parent, ami, amant. On a beaucoup de gens autour de nous avec qui on peut parler. On peut discuter ensemble de la qualité de nos vies, de la façon de mieux vivre ensemble. » Adoptant une dernière fois son regard de philosophe, la professeure soutient que le réel changement proviendra de ce qu’elle appelle l’« écologie des pratiques ». Une façon comme une autre de décrire la cohérence entre notre pensée, nos choix et nos actions.