Dans l’ombre des paradis fiscaux

Alain Deneault est chargé de cours au Département de science politique à l’Université de Montréal.
Photo: Michaël Monnier - Le Devoir Alain Deneault est chargé de cours au Département de science politique à l’Université de Montréal.

Alain Deneault nous avertit d’entrée de jeu : la création des paradis fiscaux n’est pas le résultat d’un vaste complot ourdi dans les salons feutrés. « Ce n’est jamais un complot »,laisse-t-il tomber. « Ce ne sont jamais des gens qui s’assoient et qui disent “faisons les paradis fiscaux”. » Plutôt une affaire d’astres qui, ici et là, ont eu tendance à s’aligner.

 

Ce qui ne veut surtout pas dire qu’il ne faut pas se poser de questions. Un exemple. Comment se fait-il que, lors des réunions du Fonds monétaire international, le Canada partage un siège avec une dizaine de pays, dont des paradis fiscaux comme les Bahamas, la Barbade et le Belize ? Le partage de sièges est autorisé et public, certes, mais pourquoi ces pays-là ? Dans son dernier ouvrage, Paradis fiscaux : la filière canadienne, M. Deneault, chargé de cours au Département de science politique à l’Université de Montréal, signale que la genèse des liens remonte au XIXe siècle.

 

« En 1837, c’est à une banque canadienne, la Halifax Banking Company, que la Colonial Bank de Londres [devenue Barclays] demande d’être l’intendante du secteur financier dans les Caraïbes »,dit-il. « Donc, ce sont d’emblée des Canadiens qui, dès cette époque, vont assumer toute l’organisation financière de cette région, au moment où les banques américaines n’ont pas le droit de créer des filières à l’extérieur des États-Unis. »

 

Ce qui fait en sorte qu’à la naissance des paradis fiscaux des Caraïbes, il y a une soixantaine d’années, « les banques canadiennes sont déjà en place là-bas ». Car au fil du temps, elles se sont installées dans les Caraïbes les unes après les autres : la Banque Scotia (Jamaïque, 1889), la Banque Royale (Bahamas, 1909), la CIBC (Jamaïque, 1920), etc.

 

« Chaque fois qu’il y a une mutation, il y a des Canadiens qui jouent un rôle. Nous avons une responsabilité historique qui nous éloigne beaucoup de cette idée du Canada qui est une grande démocratie exemplaire qui ne veut uniquement que le bien et lutte contre les paradis fiscaux »,dit M. Deneault. Un exemple : Donald Fleming, ministre des Finances dans le gouvernement Diefenbaker, deviendra, dans les années 60 et 70, un lieutenant de la Scotia dans les Caraïbes.

 

Des milliards en jeu

 

Il cite notamment l’exemple de la Barbade, avec laquelle le gouvernement canadien a signé un accord de non double imposition en 1980. M. Deneault nous ramène alors à un commentaire de la vérificatrice générale Sheila Fraser dans son rapport de 2002.

 

Sans nommer l’entreprise, Mme Fraser mentionne dans ce rapport « une transaction dans laquelle une société étrangère affiliée d’une société canadienne sous contrôle étranger a servi à déplacer du Canada à la Barbade, en franchise d’impôt, des gains en capital de 500 millions de dollars ». Pour l’an 2000 seulement, les sociétés canadiennes ont reçu de leurs filières de la Barbade des dividendes non imposés de 1,5 milliard. Malgré cela, « nous avons remarqué que la Barbade et Malte ont modifié leurs règles fiscales de manière à contourner la législation canadienne », relève-t-elle.

 

Le partage du siège au FMI et à la Banque mondiale est « gênant », croit M. Deneault. « Il y a un état de fait, et on pourrait prétexter des raisons historiques, mais il reste que l’on continue ce partage. » (L’information est mentionnée dans le dernier rapport annuel du FMI : http://goo.gl/CbbnUF)

 

L’ampleur des liens financiers entre le Canada et les Caraïbes peut étonner. Dans un document de consultation préparé pour Industrie Canada, en 2007, un groupe de travail chiffre le phénomène sans retenue. « L’investissement direct canadien à l’étranger est peu important dans les marchés en croissance rapide, comme la Chine, l’Inde et le Brésil », peut-on lire dans le document (http://goo.gl/Xgefjq). « Par exemple, les Canadiens investissent quatre fois plus à la Barbade (7,3 %) qu’au Brésil (1,6 %). En effet, les investissements canadiens dans des économies relativement petites des Caraïbes, soit la Barbade, les Bermudes et les îles Caïmans, représentent 12 % du total. »

 

Le document précise que l’investissement canadien direct « dans des économies importantes et émergentes comme la Chine, l’Inde et le Brésil totalisent moins de 5 % ».

 

Échanges d’informations

 

Au cours des dernières années, Ottawa a signé avec d’autres États de multiples accords d’échange de renseignements. Il y a quelques semaines, d’ailleurs, Ottawa a signé un accord qui permettra des échanges avec les États-Unis, où le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) obligera sous peu les banques étrangères à transmettre à Washington des données concernant les comptes américains à l’étranger.

 

Plus récemment, le gouvernement a commencé une consultation au sujet du « chalandage ». Il a reçu plusieurs mémoires à l’automne 2013. Pour l’essentiel, il s’agit d’une pratique qui consiste, pour une entreprise étrangère, à créer une société coquille dans un État à faible imposition de manière à tirer profit d’une convention fiscale que cet État a déjà signée avec le Canada.

 

« Ça sent un peu la consultation obligée »,dit toutefois M. Deneault, qui a transmis un mémoire avec deux cosignataires au nom de Réseau Justice fiscale. « Ce qu’on nous dit, c’est : “Faites-nous des recommandations, mais on ne touche pas aux conventions fiscales.” Or, ça va prendre un débat politique. Ça ne peut devenir un enjeu technique, car on va travailler sur des virgules. »

Paradis fiscaux : la filière canadienne

Alain Deneault

Barbade, Caïmans, Bahamas, Nouvelle-Écosse, Ontario…

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