Une stratégie bien huilée

Il longe également le boulevard de la Pinière, au sud de l’autoroute 640, où se succèdent commerces et lieux de services, dont un centre de la petite enfance.
Photo: - Le Devoir Il longe également le boulevard de la Pinière, au sud de l’autoroute 640, où se succèdent commerces et lieux de services, dont un centre de la petite enfance.

Stratégie de communication réglée au quart de tour, maintien de bonnes relations avec ses voisins, coup de volant vers les énergies vertes… Même si le feu vert d’Ottawa au projet d’inversion du flux de la canalisation 9B est pour ainsi dire dans le sac, la compagnie albertaine ne laisse rien au hasard afin de décrocher un « permis social d’exploitation » pour acheminer chaque jour quelque 300 000 barils de pétrole brut à Montréal.

Ils ont évoqué une augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Ils ont évoqué des risques de catastrophe environnementale. Rien n’y a fait. Les opposants au projet controversé d’Enbridge ont échoué à mobiliser les citoyens habitant en bordure du pipeline controversé.

En effet, rares sont ceux vivant le long de la canalisation 9B rencontrés par Le Devoir qui craignent un bris du pipeline de 38 ans enfoui dans leur cour arrière, à un mètre du sol, dans la foulée d’un éventuel feu vert à la course de dizaines de milliers de barils de pétrole brut léger et lourd entre Sarnia et Montréal. D’une capitalisation boursière de 36,4 milliards de dollars, Enbridge est largement vue comme une « bonne voisine ». La compagnie a notamment promis au Lavallois René Desabrais de mener des tests de pression avant d’ouvrir toutes grandes les vannes du pipeline au pétrole de l’Ouest. « Qu’est-ce que vous voulez que je demande de plus ? », lance l’ingénieur électrique, insistant sur la grande accessibilité de la compagnie albertaine. Depuis que le projet d’inversion du pipeline est dans l’air ? Non, depuis toujours, souligne-t-il. « Enbridge, pour nous autres, c’est une compagnie qui est parfaite. Si on ne regarde pas le côté environnemental, si on regarde le côté relations publiques ou relations avec les voisins, moi, je leur donne un A + », fait-il valoir. « Chaque été, il y a quelqu’un qui sonne : « Bonjour, Enbridge ! Avez-vous des questions ? », ajoute sa conjointe, Danielle Lacombe. Et il donne un petit cadeau. » Calendriers, lampe de poche, ustensiles à barbecue, crayons… Depuis près de 40 ans, Enbridge rappelle périodiquement sa présence aux voisins du pipeline 9B en distribuant des pacotilles, mais également des trousses d’urgence et des brochures d’informations. « C’est niaiseux, mais c’est une reconnaissance qu’ils sont là », fait remarquer une résidante de Terrebonne qui a préféré taire son identité.

Les contraintes humaines et sociales pèsent plus lourdement sur les entreprises, observe le titulaire de la Chaire de relations publiques et communication marketing à l’Université du Québec à Montréal, Bernard Motulsky. « Plusieurs entreprises se rendent compte que l’arrogance, la distance, le fait d’être absolument sûr de ce qu’on fait, ça ne marche pas. Ça ne marche pas parce que ce n’est pas cru ; ça nourrit la crainte, ça nourrit l’opposition. »

L’établissement d’une relation de confiance avec une communauté est tôt ou tard profitable pour un groupe comme Enbridge. « Quand on fait face à un enjeu, ou à une crise, ou à une situation difficile, habituellement on récolte les relations qu’on a semées, indique le professeur à l’UQAM. Mais une telle relation se bâtit. »

Toutefois, « ça ne veut pas dire qu’on peut leur donner le bon Dieu sans confession. Ça ne veut pas dire non plus que tout le monde va être convaincu », dit M. Motulsky, pointant les groupes manifestant une « opposition idéologique » au projet d’inversion du pipeline.

99,999 %

Épaulée par une petite armée de relationnistes et de lobbyistes, Enbridge a insisté sur la grande importance accordée à la sécurité de son réseau de pipelines, « le plus long », « le plus important », « le plus complexe » de la planète. La compagnie affiche une « fiche de sécurité de 99,999 % » au cours de la dernière décennie. « Pour nous, ce n’est pas assez. Nous ne cesserons jamais de viser les 100 % », répètent sur tous les tons les porte-parole d’Enbridge, notamment lorsqu’ils se font casser les oreilles sur le déversement de plus de trois millions de litres de bitume dans la rivière Kalamazoo, dans l’État du Michigan. La catastrophe environnementale colle à la peau de la compagnie. Le numéro 1, Al Monaco, n’esquive pas les questions sur cette tache indélébile dans l’histoire de la compagnie. Enbridge est une entreprise « plus humble » depuis cette épreuve, a-t-il affirmé, adoptant un ton repenti.

Plusieurs doutent de la sincérité du géant dans le transport de pétrole et de gaz. « Ce qui est sûr, c’est qu’ils n’ont pas envie de payer un autre milliard de dollars à l’avenir », estime le professeur spécialisé en enjeux énergétiques, Pierre-Olivier Pineau. « Je ne sais pas quel type de raisonnement pourrait nous amener à penser qu’Enbridge n’a pas vraiment fait des efforts pour éviter ce genre de situation. » Le projet d’inversion de la ligne 9B « va de soi » puisque, derrière, il y a un investisseur privé et que les Québécois n’ont pas de « raisons particulières de craindre pour leur sécurité ».

Sur le champ de bataille, le directeur des affaires publiques pour l’est du Canada, Éric Prud’homme, a fait le guet lors de conférences de presse de groupes d’opposants. Aussitôt celles-ci terminées, il tâchait de dissiper, souvent à coups d’« études scientifiques », les craintes exprimées par les Équiterre, Greenpeace et Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique. Le message de l’entreprise, relayé dans les bulletins de nouvelles, était doublé d’une offensive médiatique, notamment de l’Association canadienne de pipelines d’énergie et de l’Association canadienne des producteurs pétroliers.

En plus de brandir une fiche de sécurité de 99,999 % à qui voulait la voir, Enbridge a martelé, au côté des chambres de commerce, du Conseil du patronat et compagnie, la nécessité d’autoriser le projet afin de maintenir 1000 emplois permanents dans les deux raffineries québécoises restantes, Suncor à Montréal et Valero à Lévis, et d’assurer la viabilité de l’industrie pétrochimique du Québec.

 


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