De Desjardins au Cirque du Soleil

Après avoir souligné 100 ans de vie politique au Québec, c'est au tour de l'économie d'être scrutée dans le cadre du centenaire du Devoir. Nous vous offrons aujourd'hui un cahier spécial qui fait un tour d'horizon d'un siècle d'évolution économique au Québec, et l'Institut du Nouveau Monde tiendra mercredi, à Montréal, une conférence sur le sujet en compagnie de panélistes de renom, dont l'ancien premier ministre Bernard Landry. Et il en y aura à dire, comme le fait voir ce texte de Robert Pouliot, ancien journaliste et membre de la Fondation des amis du Devoir.
Bout à bout, deux révolutions ont marqué le dernier siècle économique au Québec: hier l'électricité et les ressources naturelles qui nous ont fait entrer dans l'ère industrielle; aujourd'hui le numérique, où Montréal s'est investie dans les technologies d'information, le jeu vidéo, la simulation de vol et la sécurité informatique.Entre les deux, une profonde mutation du tissu économique: quatre générations d'entrepreneurs et deux générations d'État — l'État minimaliste et l'État levier. Et quelques sociétés centenaires comme SNC-Lavalin (dont l'origine remonte à 1911), les Papiers Rolland (que la quatrième génération, après 110 ans d'opération, dut céder de guerre lasse aux groupes Domtar et Cascade), le Mouvement Desjardins (dont la première caisse ouvre ses portes en 1901), la Banque Nationale (1859), la Banque Laurentienne (1846) ou l'aujourd'hui fusionnée Industrielle Alliance (la première née en 1905, la deuxième en 1892).
L'État minimaliste, lui, dure jusqu'en 1960. Pendant que l'Ontario rend l'instruction obligatoire dès 1870 et nationalise son électricité en 1906, le Québec attend plus de deux générations pour lui emboîter le pas avec la loi sur l'instruction obligatoire en 1943 et la prénationalisation de l'électricité en 1944.
Le contrôle
C'est la Révolution tranquille qui amena la création de sociétés d'État dédiées au développement économique du Québec, et cela ne se fit pas sans heurts. Ainsi, lorsque la Caisse de dépôt et placement s'apprête à recevoir ses premiers dépôts, au milieu des années 1960, Pierre Goyette est appelé par le ministère des Finances pour organiser le programme d'emprunts du Québec. «Le gouvernement et Hydro-Québec durent continuer à payer des commissions au célèbre syndicat financier (AE Ames - Banque de Montréal - Wood Gundy - Banque Royale), même si les obligations du Québec étaient achetées par la Caisse de dépôt, le régime de retraite d'Hydro et le fonds d'amortissement du Québec», raconte-t-il.
Cela prit fin vers 1972 lorsque les courtiers Lévesque Beaubien (aujourd'hui Financière Banque Nationale), Tassé et associés, René T. Leclerc, la Banque Nationale et la Banque Provinciale prirent la relève pour former le premier vrai syndicat financier québécois. Cette coordination financière permit de créer un stock stratégique de 2 milliards de liquidités avant le fameux scrutin de 1976, qui porta le Parti québécois au pouvoir. «Sans cela, le gouvernement n'aurait jamais pu faire face à la frilosité des marchés financiers qui dura pendant près d'un an après l'élection», explique M. Goyette.
Le manque de succession
Du côté de l'entreprise privée, Pierre Goyette croit que l'une des plus grandes failles du Québec fut le manque de pérennité de ses sociétés, surtout celle des entreprises familiales. Qu'est-il advenu de toutes ces familles Forget, Sénécal, Dubuc, Béique, Lacroix, Leduc, Boivin, Briand et Simard qui avaient marqué l'âge d'or de l'entrepreneuriat du Canada français à la fin du XIXe siècle et au début du XXe?
«Peu d'entreprises ont duré plus longtemps que deux générations, contrairement aux grandes familles du Canada anglais (les Bronfman, Weston, Thomson, Molson, etc.), note-t-il. Or il aurait suffi que ces entreprises durent au moins trois générations, soit l'équivalent de 25 ans de plus, pour créer les conditions suffisantes d'une richesse collective. Même les de Gaspé Beaubien, qui ont pourtant promu activement la cause de la succession des entreprises familiales, ont dû eux-mêmes jeter l'éponge, faute d'avoir convaincu leurs enfants de prendre le témoin.»
Claude Cardinal, avocat et auteur d'une histoire des compagnies d'assurance vie québécoises, De la fraternité au conglomérat (Guérin, 2010), le déplore aussi: «Ce manque critique d'une génération de plus à la barre de nos entreprises familiales aurait pu faire toute une différence.» Il déplore ainsi la disparition des Artisans-Coopérants, de la Laurentienne et de la Solidarité au fil des années 1980-1990.
«Il est tout de même remarquable que l'entreprise qui a le mieux su assurer la succession de ses dirigeants à l'interne fût l'Industrielle, une grande société de Québec qui, depuis sa fusion avec l'Alliance en 1986, domine désormais le paysage québécois et s'étend dans le reste du pays.»
À cet égard, la Société générale de financement, créée à l'origine pour financer l'industrie lourde du Québec, vint plutôt à la rescousse de plusieurs entreprises familiales en pleine érosion dans les années 1960.
Ce qui se joue maintenant
Jean Lamarre, membre d'une vingtaine de conseils d'administration à Montréal (dont celui du Devoir) et président de Lamarre Consultants, se fait plus nuancé. «Il est rare de voir une entreprise familiale passer le cap de la troisième génération, peu importe où à travers le monde.» Fils de Bernard Lamarre, l'ex-p.-d.g. de Lavalin, il connaît bien la musique d'une succession familiale.
«Il est facile d'être nostalgique au Québec si l'on se tourne vers le passé. Mais la vraie révolution économique du Québec est en train de se jouer maintenant. Nous abandonnons l'exploitation des richesses naturelles pour créer notre propre niche avec un avantage comparatif unique. L'électricité ne suffit plus, comme les pâtes et papiers, les mines ou l'eau, dont les cycles d'expansion et de contraction deviennent trop lourds à gérer pour que nous en dépendions autant.»
La Mauricie en paie le prix fort aujourd'hui avec l'implosion de l'industrie de la forêt, tout juste un siècle après l'embargo imposé par le Québec, à l'instar de l'Ontario, sur l'exportation de la pâte à papier pour créer les conditions financières à la transformation du bois.
Par opposition aux vocations libérales du passé, qui ont donné au Québec moult notaires et avocats, «la réforme scolaire [des années 1960] nous a amené des techniciens dans l'avionnerie, le transport, les systèmes d'information et l'ingénierie», dit Jean Lamarre. Et de fait, le nombre de détenteurs d'un doctorat a dépassé 33 000 en 2006 (59 000 en Ontario), avec le quart des diplômés spécialisés en technologies et en sciences physiques et de la vie. Plus de 38 % de ceux-là sont des immigrants.
Selon Jean Lamarre, la révolution universitaire a complètement changé la donne et fait de l'École des sciences de gestion de l'UQAM (fondée il y a seulement 40 ans) et de HEC (qui accueillait ses premiers étudiants en 1910) les écoles de gestion les plus populeuses au pays, avec plus de 25 000 étudiants. Aucune université de Toronto ne compte autant d'étudiants en affaires.
Aller ailleurs
L'internationalisation du Québec apporte aussi une autre dimension à notre économie. «Il ne suffit plus d'étudier à l'étranger. Il faut y travailler et y faire des affaires», soutient Jean Lamarre. On voit d'ailleurs de plus en plus de Québécois diriger des multinationales. Ainsi de la United Technologies Corp. qui regroupe les filiales Otis, Pratt & Whitney, Carrier, Sirkosky, etc. pour un total de 230 000 employés. Le groupe est sous la présidence de Louis R. Chênevert, petit-fils de Georges Chênevert, cofondateur de SNC (le C, c'est lui!), entreprise qui, en fusionnant avec Lavalin en 1991, est elle-même devenue le premier groupe d'ingénierie au Canada.
Pierre Goyette, qui quitta la fonction publique pour se joindre à la direction de la Banque Laurentienne en 1983, a lui aussi le regard plutôt confiant pour les prochaines générations. Les trente glorieuses années qui ont suivi 1960 ont été celles d'une profonde restructuration avant de permettre aux plus jeunes générations de prendre le collier, ce qui a été fait. C'est le cas du Cirque du Soleil, avec 5000 employés et 1200 artistes répartis dans quatre pays (Japon, Chine, États-Unis et Canada) et de CGI, créé en 1976 et maintenant un chef de file des technologies de l'information au Canada et 5e en Amérique du Nord.
Si Quebecor regrette peu sa sortie de l'imprimerie, d'où Transcontinental émerge encore avec difficulté, Couche-Tard continue à affirmer sa percée nord-américaine avec 5900 magasins. Et plusieurs entreprises — Power Corporation, les pharmacies Jean Coutu, les rôtisseries St-Hubert, Cascades... — voient enfin arriver la si précieuse troisième génération...
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Robert Pouliot
Collaboration spéciale