Les secteurs économiques qui ont disparu - Tous en voiture ! Vers l'ouest !

La Voie maritime du Saint-Laurent, une entreprise canado-américaine, fut officiellement inaugurée par la reine Élisabeth II et le président Dwight Eisenhower, le 26 juin 1959.
Photo: Archives Le Devoir La Voie maritime du Saint-Laurent, une entreprise canado-américaine, fut officiellement inaugurée par la reine Élisabeth II et le président Dwight Eisenhower, le 26 juin 1959.

Il pourrait y avoir quelque chose de déprimant, n'est-ce pas, à vouloir énumérer tout ce que le Québec économique a perdu depuis 100 ans. Si on exclut systématiquement tout ce qu'il a gagné en cours de route — du jeu vidéo à l'aéronautique, en passant par l'émergence spectaculaire d'un entrepreneuriat francophone — la liste prend la forme d'une longue nécrologie dont les morceaux rappellent toute la puissance qu'a déjà exultée Montréal et dont bénéficiaient certaines régions du Québec. Mais, pour ne pas oublier...

Le rôle du Québec, et de Montréal en particulier, a changé profondément depuis le début du XXe siècle. Outre les dizaines de sièges sociaux qui ont quitté pour Toronto, la fabrication de biens durables s'est effritée, le rôle d'exportateur vers le Royaume-Uni a disparu, l'importance financière de Montréal a diminué et les filatures des petites villes, souvent propriétés de Dominion Textile, se sont tues.

«On a subi des pertes, mais on n'est pas les seuls à les avoir subies!», relativise Marc Vallières, professeur associé au Département d'histoire de l'Université Laval. Par exemple, si on pense au secteur manufacturier, qui s'est développé grâce au protectionnisme du XIXe siècle, son déclin n'est pas seulement celui du Québec, mais de l'Amérique du Nord au grand complet. Au profit, bien sûr, des pays émergents qui se sont succédé au fil du temps.

La liste des industries disparues ou amochées est longue: l'amiante, le meuble, la chaussure, la construction navale, le vêtement. Pour ne nommer que celles-là.

Première victime: un mode de transport

Mais, dans l'esprit de son confrère Paul-André Linteau, professeur d'histoire à l'Université du Québec à Montréal et auteur de plusieurs ouvrages, le premier fantôme qui surgit n'est ni un symbole ni un produit spécifique. C'est un mode de transport. «Le chemin de fer», laisse-t-il tomber.

La présence des sièges sociaux des deux grandes compagnies du pays, le Canadien Pacifique et le Canadien National, s'accompagnait d'une activité manufacturière impressionnante.

«Chacune des deux possédait de gros ateliers de réparation et de fabrication de matériel roulant. Les ateliers Angus [convertis depuis en projet immobilier] du CP donnaient du travail à plus de 10 000 personnes pendant la guerre», dit M. Linteau. Quant au CN, ses ateliers étaient situés à Pointe-Saint-Charles. Il y avait aussi les fournisseurs, comme Montreal Locomotive Works, les fabricants d'essieux, de wagons, etc. Bref, la ville transformait du fer et de l'acier. En parallèle, le Québec fabriquait de tout pour le reste du pays: chaussures, vêtements, textile, etc.

Le CP a depuis élu domicile à Calgary. Et le moteur économique qu'était le chemin de fer est aujourd'hui chose du passé.

Port et transport

L'étiolement du ferroviaire n'est pas la seule perte dans le secteur du transport. Dans les années 20, le port de Montréal était également le plus important port d'exportation de céréales en Amérique du Nord. Le blé de l'Ouest canadien arrivait par trains et par bateaux et était acheminé vers l'océan Atlantique à partir de Montréal.

À l'inverse, ce qui arrivait à Montréal en provenance du Royaume-Uni était redirigé vers le reste du pays par trains. Il y avait, dit M. Linteau, des tarifs préférentiels et des relations privilégiées entre les pays du Commonwealth.

Mais, au fil des décennies, certains facteurs sont venus changer la donne, comme l'importance grandissante des échanges commerciaux entre la Grande-Bretagne et le reste de l'Europe, ainsi que le rapprochement commercial entre le Canada et les États-Unis.

Ayant perdu son client européen, le Canada s'est en partie tourné vers l'Asie, le port tout indiqué pour l'affaire étant, évidemment, celui de Vancouver. L'ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent, dans les années 50, a fait en sorte que Montréal a perdu encore plus de son lustre comme grand point de déchargement des produits venus de l'Europe.

La perte de ces deux créneaux, dit M. Linteau, a été majeure. «On a perdu un élément fondamental de notre structure économique traditionnelle, c'est-à-dire d'être un peu le point focal dans la grande relation entre le Canada et le Royaume-Uni.»

La finance

Au coeur de la structure figurait aussi un élément fondamental de toute économie capitaliste: l'argent. Là également, la mutation est radicale. Montréal a vu ses premiers échanges boursiers dès 1832, à l'Exchange Coffee House, dans ce qu'on appelle maintenant le Vieux-Montréal. En 1875, la Bourse de Montréal voit officiellement le jour. Aujourd'hui, elle appartient à la Bourse de Toronto. La Banque de Montréal? Ses grandes décisions sont prises à Toronto.

Selon les historiens, le dépassement de Montréal par Toronto s'explique par plusieurs facteurs, dont l'arrivée, au premier tiers du XXe siècle, de l'argent américain. Ce dernier préfère l'Ontario plutôt que Montréal. Il y a aussi l'augmentation pure et simple du poids démographique de Toronto et, dans une certaine mesure, la perception qu'ont eue les hommes d'affaires d'un Québec politiquement instable.

En 2006, Statistique Canada a indiqué que, de 1999 à 2005, Montréal a perdu 60 sièges sociaux, dont le total est passé de 596 à 536. Toronto en comptait 918 et Calgary, 316. Mais ce déclin montréalais remonte plus loin.

L'affaire Sun Life

Le cas de la Sun Life, survenu des décennies après le début de l'exode financier, fait figure de cas majeur. En 1978, soit plus de 100 ans après sa fondation, la compagnie d'assurance estime que le contexte n'est pas favorable. La loi 101, qui jette de l'incertitude sur les droits linguistiques de la minorité anglophone, dérange le personnel. L'annonce du déménagement du siège social vers Toronto cause un tollé public.

«C'est un des cas qui ont sensibilisé la population. La Sun Life était le symbole de la puissance financière de Montréal», dit Marc Vallières, professeur associé au Département d'histoire de l'Université Laval. «En raison du contexte dans lequel ça s'est fait, la décision a rendu les autres entreprises plus craintives. Mais il n'y en a pas eu d'autres de cette ampleur-là.»

Le 9 janvier 1978, Le Devoir publie un éditorial percutant dans lequel on attaque le raisonnement de la Sun Life. La position de l'assureur, écrit Jean-Claude Leclerc, «préjuge d'un refus et d'une intransigeance que rien ne permet de craindre à l'heure actuelle, tant de la part des organismes québécois chargés de veiller à la nouvelle politique linguistique que des règlements particuliers qui ont été promis aux sièges sociaux et dont la Sun Life ignore encore la teneur».

Aujourd'hui directrice de programmes à HEC Montréal, Ruth Dupré se souvient des discussions qui animaient ses cours. La perception selon laquelle Montréal était en train de perdre la bataille contre Toronto, une fois pour toutes, inquiétait ses professeurs à l'Université de Montréal. «C'était un drame, on en discutait beaucoup», dit-elle. Le déplacement du centre financier «ne veut pas dire qu'on n'a pas conservé des activités financières importantes, mais ç'a des implications sur le développement économique».

À certains égards, peut-être. Mais avouons que, dans l'ensemble, le Québec, qui a gagné plusieurs autres batailles et bâti de nouveaux créneaux prometteurs, s'en est plutôt bien tiré.

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