Amaro, le dernier québécois de l'eau

C'est presque une hécatombe. Depuis une dizaine d'années, les fleurons québécois de l'eau de source sont avalés les uns après les autres par les multinationales étrangères. Alors que ce marché continue de faire saliver les géants de l'agroalimentaire, il ne reste qu'une seule entreprise d'eau embouteillée 100 % québécoise à s'imposer à la grandeur de la province. Visite d'Amaro, le dernier dompteur d'eau pure laine.

Trouver l'usine d'embouteillage d'Amaro relève de l'expédition. Les rangs étroits et sinueux de Saint-Cuthbert, près de Berthierville, nous mènent en pleine forêt. Après de longues minutes, alors que les espoirs de trouver l'endroit s'envolent, l'imposant bâtiment apparaît au bout du chemin, égaré entre les arbres.

C'est ici que s'active le dernier embouteilleur d'eau de source 100 % québécois à pouvoir vendre dans toute la province. En octobre dernier, la multinationale française Danone achetait Patrimoine des eaux du Québec et ses marques Naturo, Larochelle, Boischâtel et Aqua Nature, consolidant sa position dominante dans la province, elle qui détenait déjà Naya, Labrador et Évian. Avec l'italienne Parmalat (Esker), la suisse Nestlé (Montclair) et les américaines Pepsi (Aquafina) et Coca-Cola (Dasani), plus de 80 % du marché de l'eau embouteillée au Québec coule désormais entre les mains des multinationales étrangères.

Amaro, elle, résiste. «Pas question de vendre! Nous croyons que c'est encore possible de grandir sans l'aide d'une multinationale», lance le président, Daniel Colpron. La voix déterminée, le pas sûr, le chef d'orchestre de l'entreprise ne paraît pas intimidé par les géants qui gravitent dans son secteur. Depuis avril 2002, il est même à la tête de l'Association des embouteilleurs d'eau du Québec, un organisme qui regroupe tous les joueurs de l'industrie, multinationales comprises. Alors qu'il montre la chaîne d'embouteillage ultramoderne de l'usine, il parle avec joie et calme des débuts de l'aventure.

Depuis 1972

C'est en 1972 qu'Armand Rheault — d'où le nom de l'entreprise — fonde Amaro. Il souhaite alors lancer une pisciculture et cherche une source d'eau pour faciliter l'élevage de truites. Rapidement, il constate que la qualité du liquide lui permet d'en vendre. Mais l'entreprise reste marginale. Durant les années 80, les études de marché des concurrents ne parlent même pas de l'existence d'Amaro!

En 1987, l'âge rattrape le fondateur d'Amaro et sa santé chancelante le force à vendre. Arrivent Hubert Colpron et ses fils, Daniel, André et Jacques. «Nous cherchions depuis deux ans une entreprise où investir, explique Daniel Colpron. C'était tout naturel pour moi de regarder le domaine de l'eau parce que j'adore ce produit. Bien avant d'y travailler, je disais déjà aux gens en visite à la maison de prendre un bon verre d'eau de source et de goûter la différence avec celle du robinet.»

Les ventes d'Amaro s'étendent alors dans la région de Lanaudière. La compagnie dessert principalement Berthierville, à 20 minutes de l'usine, Joliette et Saint-Hyacinthe.

La famille Colpron donne alors un véritable coup de fouet à l'entreprise et Amaro passe à la vitesse supérieure. Ils redessinent le logo de l'entreprise et signent des ententes avec des distributeurs indépendants. La société devient la seule de son secteur à obtenir la certification ISO 9000 et, rapidement, la compagnie s'impose. Les dix employés de l'époque ont aujourd'hui 40 nouveaux collègues et le chiffre d'affaires explose pour atteindre dix fois celui de 1987. Évidemment, «dans un secteur aussi concurrentiel que l'eau de source, nous gardons le montant de nos ventes secret», tranche le président.

Une niche bien à elle

À l'intérieur de l'usine, les chariots élévateurs déchargent les semi-remorques qui ramènent les contenants de 18 litres vides. «Ce format est notre force depuis toujours, souligne Daniel Colpron. C'est grâce à ça qu'on est connus.»

Les multinationales de l'eau hésitent à exploiter ce créneau, trop exigeant en matière de service. «Livrer à domicile et dans les entreprises demande du temps et une relation plus étroite avec les clients, dit-il. Les géants veulent vendre à gros volume et ne pas se casser la tête avec du cas par cas.» Seule exception, le groupe Danone, premier embouteilleur mondial, qui conserve aussi la tête dans le format 18 litres au Québec. Amaro se classe deuxième. «Dans le contexte, on se débrouille très bien», juge Daniel Colpron.

Ce «contexte», c'est le vent d'acquisitions qui souffle sur le marché de l'eau embouteillée au Québec. Des rafales aux allures de tempête depuis une dizaine d'années. Depuis 1989, les géants de l'agroalimentaire Nestlé et Danone ont mis la main sur huit marques québécoises. Au cours de la même période, Coca-Cola et Pepsi, voyant leurs ventes de boissons gazeuses piquer du nez, ont débarqué dans le secteur avec leurs eaux traitées minéralisées.

Rien d'étonnant: la ressource fait saliver les grands industriels du monde entier. Dans le milieu, on parle du «pétrole blanc» tellement l'avenir est limpide. Alors que l'industrie agroalimentaire en général croît de 3 à 5 % par an, l'eau embouteillée fait un bond de plus de 10 % tous les 365 jours. La croissance dans certains pays asiatiques atteint même les 30 % par année. Une source de revenus qui n'est pas à la veille de se tarir: en effet, pour étancher la soif de tous les humains sur Terre, ce qui nécessite environ 4000 milliards de litres par an, il faudra plus que les 100 milliards de litres d'eau vendus en bouteille à l'heure actuelle.

Avec 3 % des réserves mondiales d'eau potable et un huard qui bat de l'aile, le regard des multinationales se tourne tout naturellement vers le Québec. Ceci complique la vie des entreprises familiales comme Amaro. Dans cette mer étrangère, Amaro possède 10 % du marché. Reste une mince part du gâteau pour les petites compagnies qui se disputent des régions bien ciblées.

Pas d'inquiétude

Au milieu de cette concurrence de plus en plus forte, la famille Colpron ne se laisse pas décourager et continue d'améliorer la production. Il y a deux ans, un robot japonais Fanuk Robotic est venu s'ajouter à la chaîne d'embouteillage. Cette machine de 300 000 $, qui ressemble en tous points aux robots des usines d'automobiles, permet de sceller et d'empiler les bouteilles sur les palettes alors qu'un autre appareil enrobe le tout de papier transparent.

Ils ne sont qu'une poignée d'embouteilleurs à utiliser cette technologie en Amérique du Nord, et Amaro reste la seule au Québec. Cet appareil permet à un contenant vide d'être nettoyé, rempli et scellé en moins de cinq minutes. Près de 1200 bouteilles à l'heure sortent de l'usine.

Forte de sa notoriété provinciale grâce au format de 18 litres, Amaro s'impose tranquillement dans d'autres créneaux. Sacs à dos, boîtes à lunch, sports... Il n'est plus rare de voir une petite bouteille Amaro dans diverses activités. «Avec nos distributeurs indépendants très présents dans leur milieu, ça permet de percer certains secteurs dans les formats de quatre litres et moins», affirme Daniel Colpron.

Mais écouler des formats utilisés dans les loisirs ou dans les écoles représente un énorme défi. Ne se retrouve pas en magasin qui veut. «Le marché est saturé, explique Vincent Sabourin, professeur au département de stratégies des affaires à l'Université du Québec à Montréal. Pour qu'une bouteille entre, il faut en enlever une des tablettes. Les supermarchés veulent des marques connues qui se vendent bien. Le bulldozer des grands groupes alimentaires se fait sentir. Ils ont un pouvoir de négociation énorme puisqu'ils distribuent aussi des biscuits, du lait, du yogourt, du café, du chocolat. Pour les petits vendeurs d'eau, c'est très difficile.»

Les Colpron n'entendent donc pas s'attaquer de front aux multinationales. «Développer notre réputation dans le 18 litres a pris 30 ans, nous ne sommes donc pas pressés!» Tranquillement mais sûrement, le dernier embouteilleur québécois d'envergure élargit la petite place qu'il lui reste.

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