Pas 1929, 1873!

Québec — «Le moindre problème économique est tout de suite appelé une "crise", et une véritable crise est tout de suite comparée à LA crise, celle de 1929», notait le collègue Éric Desrosiers en début de semaine. C'est sans compter que, selon l'historien américain Scott Reynolds Nelson, le fameux krach n'est pas le meilleur parallèle historique pour la situation actuelle.
Car 1929, c'est d'abord une affaire de surproduction, d'inventaires débordant, doublée d'un effondrement total des Bourses; le tout aggravé par l'incapacité de l'Allemagne à payer ses dettes de guerre, ce qui s'est répercuté sur les réserves d'or anglaises, explique Nelson dans The Real Great Depression, un texte disponible sur le site Chronicle for Higher Education (chronicle.com). Aucun facteur de ce type ne caractérise vraiment ce que nous vivons actuellement, dit-il. Les entreprises contemporaines exercent un contrôle serré de leur production; les problèmes boursiers font suite à des problèmes bancaires qui ont commencé à apparaître il y a un an. Et «il n'y a aucun problème international sérieux avec les réserves d'or, simplement parce que les prêts des banques n'ont plus de rapport avec celles-ci».En fait, la «Panique de 1873», comme on l'a appelée, aurait beaucoup plus de similitudes avec les perturbations actuelles. «Les similitudes avec ce qui se passe actuellement me bouleversent», écrit Nelson. Nos malheurs ressemblent à ce que sa «grand-mère de 96 ans appelle encore la vraie grande dépression», celle que ses propres grands-parents avaient eu à affronter, écrit cet universitaire du collège William & Mary en Virginie.
Tout a commencé autour de 1870, en Europe, avec... des prêts hypothécaires très faciles à obtenir. Dans l'Empire austro-hongrois, en Prusse et en France, les empereurs avaient appuyé «une série de nouvelles institutions qui se sont mises à émettre des prêts hypothécaires dans les domaines de la construction municipale et résidentielle». Le secteur du bâtiment explose à Vienne, à Paris et à Berlin. La valeur des terrains croît rapidement et donne l'impression d'une pente de croissance pour toujours ascendante. «Les emprunteurs cupides accumulent les emprunts, se servant d'édifices non construits ou non achevés comme garanties», note Nelson.
Mais les éléments fondamentaux de l'économie sont peu solides. Entre autres parce que l'«invasion commerciale américaine», comme on l'a appelée en Europe, se préparait à menacer la «European way of life» (selon l'expression rigolote de Nelson). Les producteurs de blé américains, par exemple, grâce à des innovations technologiques comme des élévateurs à grains, des trains et des navires géants, font chuter les prix. Au XIXe siècle, «les producteurs agricoles du Midwest», dit Scott Reynolds Nelson, sont un peu comme les Chinois de notre époque, eux qui fournissent les Wal-Mart. L'historien Jean-Claude Robert, de l'UQAM, trouve la thèse de Nelson intéressante mais s'inscrit toutefois en faux ici: «Les États-Unis, à l'époque, font chuter les prix en raison de leurs innovations technologiques et non, comme la Chine actuelle, parce qu'ils paient des petits salaires.»
Toujours est-il qu'en 1871, l'Angleterre, principal importateur de l'époque, décide subitement de s'approvisionner en blé américain. La Russie et l'Europe centrale en pâtissent. Les prix de la farine, du colza et du boeuf en subissent des contrecoups. En mai 1873, c'est le krach en Europe centrale. Les mauvais prêts hypothécaires coulent les banques continentales. Les banques britanniques retiennent leur capital. Le prêt entre les banques devient prohibitif et la crise frappe les banques américaines à l'automne de 1873. Nelson raconte que «les compagnies ferroviaires tombent en premier» puisqu'elles avaient inventé... devinez quoi: «De nouveaux instruments financiers qui garantissaient des rendements constants, bien que peu de gens comprenaient exactement ce qui était garanti aux investisseurs en cas de problème.» En fait, rien, aucun actif. Le prix de ces bons s'effondre. Les compagnies contractent des prêts à court terme pour se financer, mais rapidement les taux explosent, ce qui en contraint plusieurs à la faillite. En septembre 1873, quand un grand financier du domaine ferroviaire, Jay Cooke, se déclara incapable de payer ses dettes, ce fut le krach dans les Bourses. «La panique dura pendant quatre ans aux États-Unis et pendant six ans en Europe», écrit Nelson.
Conséquences au Québec
Au Canada et au Québec, la crise de 1873 a eu plusieurs conséquences. «C'est la première vraie crise du capitalisme moderne», rappelle Jean-Claude Robert. La croissance économique du Québec en est affectée. Des Québécois immigrent aux États-Unis en masse, car malgré la crise, il y a des emplois dans les manufactures. En réaction, le gouvernement du Québec lance des projets de colonisation et accélère l'ouverture de paroisses (sorte de «plan Nord» de l'époque?). En 1879, le gouvernement fédéral adopte la Politique nationale, qui vise à hausser radicalement les tarifs douaniers pour les produits fabriqués au Canada. Aux yeux des historiens, cela contribue grandement à l'essor de la révolution industrielle au Canada, «notamment de Montréal», note Éric Bédard, de la Téluq.
Aujourd'hui, c'est surtout aux États-Unis que le protectionnisme risque de faire un retour en force. Déjà, note Jean-Claude Robert, Barack Obama et Hillary Clinton ont évoqué la «nécessité» de revoir l'ALENA. 2008, comme 1873, pourrait bien déboucher sur une de ces périodes où «tout le monde veut vendre à tout le monde, mais où personne ne veut acheter», dit Jean-Claude Robert. «L'échec en juillet de la ronde de Doha de l'OMC, qui a commencé il y a sept ans, indique qu'une ère de protectionnisme pourrait pointer à l'horizon», écrit Scott Reynolds Nelson.
Au Québec, le premier ministre Jean Charest mise sur une ouverture des marchés. L'idée est bonne, croit l'économiste Pierre Fortin. Charest aurait raison de voir l'échec des négociations multilatérales (Doha) comme une occasion de se tourner vers des ententes bilatérales. Mais la crise actuelle, si elle s'avère effectivement une resucée de 1873, pourrait bien nuire à ses nombreux projets de libre-échange, notamment celui avec l'Europe, dont les négociations doivent être lancées officiellement la semaine prochaine à Québec.