Portrait - «Une PME québécoise à l'intérieur d'IBM»

Denis Desbiens a débuté comme informaticien chez IBM en 1978. Depuis 11 ans il occupe le poste de vice-président et premier dirigeant de la division québécoise, qui à ses yeux est «une PME à l'intérieur d'IBM», cette énorme société que les médias ont presque reléguée dans l'ombre depuis une trentaine d'années, préférant tourner les projecteurs vers les Bill Gates de ce monde, devenus les nouvelles vedettes de l'informatique.
Ce fut d'ailleurs un dur choc pour les fiers employés d'IBM. M. Desbiens est le premier à le reconnaître. «J'ai connu les belles années de croissance. On se disait que, dans quelques années, IBM atteindrait le chiffre d'affaires de 100 milliards. Ce fut une erreur majeure de ne pas breveter la technologie du DOS pour les ordinateurs personnels. Nous avons ainsi contribué à créer deux monstres, Microsoft et Intel. Nous étions rendus gros, bureaucratiques, et arrogants peut-être un peu. Nous avons commencé à moins écouter la clientèle, Les revenus ont stagné à environ 88 milliards. Ce fut difficile. Il a fallu rationaliser. Ici, dans cet édifice, nous occupions 10 étages. À la fin de l'année, nous n'en avions plus que cinq. Il fallait prendre le virage des services, mais c'était plus facile à dire qu'à faire», se rappelle cet homme qui a traversé toute cette période de transition turbulente.100 milliards en 2008
IBM n'a sans doute pas maintenu la forte croissance qu'il prévoyait dans les années 1970, mais il est encore dominant dans l'industrie. Les résultats financiers publiés cette semaine montrent des revenus de 98,8 milliards en 2007. Le plateau des 100 milliards sera enfin atteint cette année! Son chiffre d'affaires dépasse néanmoins largement les 44 milliards de Microsoft en 2006. En fait, les revenus d'IBM ont la provenance mondiale suivante: 41,1 milliards des Amériques, en hausse de 4 %; 34,7 milliards de l'Europe, du Moyen-Orient et de l'Afrique, en hausse de 14 %; 19,5 milliards en provenance de l'Asie-Pacifique, en hausse de 11 %; et enfin 3,5 milliards de la vente de pièces à d'autres constructeurs, en baisse de 10 %.
En 2006, IBM employait dans 170 pays 350 000 personnes, dont 65 % situées hors des États-Unis (30 % en Asie-Pacifique). Il compte présentement 20 000 employés au Canada, dont 6500 au Québec, à peu près la moitié dans son usine d'assemblage de Bromont. L'autre moitié fait partie de la division commerciale dirigée par M. Desbiens, laquelle génère des revenus de plus d'un milliard, dont 70 % proviennent du secteur des services, notamment dans l'impartition et les services-conseils. Le reste du chiffre d'affaires provient de la vente d'équipements (hardware) et de logiciels. IBM reste le seul constructeur actif dans le champ des très gros systèmes centraux, celui qui d'ailleurs, à partir des années 1960, a contribué puissamment à la notoriété exceptionnelle de ses produits et de son personnel. En 2004, il vendait sa division d'ordinateurs personnels à la firme chinoise Lenovo.
Un virage vers les services
Le virage vers les services impliquait le recours à plus de personnel pour aller voir les clients, connaître les entreprises et ensuite leur fournir des conseils. Cela a été possible en faisant des acquisitions, explique M. Desbiens. Par exemple, au Québec, il y a eu l'acquisition de LGS. Ailleurs, il y a eu celle de la division «consultant» de PricewaterhouseCoopers et d'ISM au Canada. Cela a permis à IBM de devenir numéro un mondial dans les effectifs et d'atteindre une masse critique pour répondre à la demande des clients.
Au Québec, IBM a pu obtenir de grands contrats d'impartition de la Banque Nationale et d'Air Canada. Il reste quand même aujourd'hui plusieurs concurrents dans le domaine des services informatiques, même si après une décennie de forte croissance des contrats d'impartition, on voit depuis quelques années surtout des renouvellements de contrats, un signe que le marché a atteint sa maturité. À cela, il faut ajouter le phénomène du recours aux ressources externes en Inde et ailleurs pour leur confier les fonctions qui apportent moins de valeur ajoutée. En septembre dernier, IBM comptait 60 000 employés en Inde et ce nombre gonflait de 1000 par mois. La division québécoise d'IBM n'a pas encore été beaucoup touchée par ce phénomène, à cause de la barrière de la langue, mais il y a tout de même certains pays, comme le Vietnam et le Cambodge, où on parle français, qui cherchent à copier le modèle.
En somme, comme l'industrie mondiale qui est en pleine mutation, IBM poursuit son évolution pour s'adapter, comme il l'a fait depuis sa naissance, en 1917, il y a 91 ans. IBM a pris forme grâce à la fusion de trois entreprises (présentes à Montréal dès 1911) qui offraient divers produits d'usage courant, comme des horloges, des coupe-fromages, etc. Dans les années 1960, il y eut la révolution avec l'IBM 360, un ordinateur énorme qui nécessitait des salles complètes, coûtait des millions et dont il fallait attendre la livraison parfois jusqu'à deux ans. Cet appareil destiné aux très grandes entreprises se limitait néanmoins à des activités simples, comme celles de la paie des employés et des comptes recevables. Dans les années 1970, une technologie plus avancée et moins coûteuse devenait accessible à un plus grand nombre d'entreprises. Cela allait conduire aux ordinateurs personnels et à leur production en masse dans les années 1980.
Un changement de culture
En 1991, IBM, fortement déficitaire, a fait appel pour la première fois à quelqu'un de l'extérieur pour diriger le groupe. Louis Gerstner était un client et le président d'American Express. Plusieurs voulaient scinder IBM en sept ou huit entités. Gerstner s'y est opposé en soutenant qu'il fallait préserver la très forte marque de commerce du groupe. «Il a sauvé IBM», affirment plusieurs, dont M. Desbiens
En 30 ans, IBM a dû s'astreindre à un changement de culture d'entreprise. «Avant, on y entrait pour la vie. Mais en 2008, les jeunes veulent aller vers le projet le plus sophistiqué, le plus excitant. Ils n'ont pas trop d'attaches. Avant, ils ne voulaient pas quitter le Québec, ce qui a expliqué la création ici de plusieurs entreprises en informatique. IBM au Québec a beaucoup changé. En 1978, son personnel était très anglophone. Maintenant, on fonctionne uniquement en français. Impossible ici pour quelqu'un de travailler uniquement en anglais. Mais nous sommes pratiquement tous bilingues pour pouvoir communiquer avec nos collègues à Toronto et aux États-Unis. Moi, je considère que je dirige une PME québécoise à l'intérieur d'IBM», raconte M. Desbiens, originaire de Jonquière, au Saguenay.
Y a-t-il des problèmes de recrutement? «IBM est encore un nom qui attire», répond le vice-président, qui dirige plusieurs bureaux à Montréal, un gros à Québec pour desservir les régions de l'Est et le gouvernement, ainsi que d'autres bureaux un peu partout en région. IBM est un groupe qui est résolument tourné vers l'avenir, sans oublier les objectifs à court terme. Son dynamisme lui fait acquérir des dizaines de compagnies par année. L'une de ses plus récentes acquisitions est celle de la firme canadienne Cognos pour un montant de cinq milliards.
Les innovations des cinq années à venir
IBM est évidemment un investisseur majeur en recherche et développement: plus de six milliards en 2006, dont 360 millions au Canada. L'automne dernier, IBM promettrait «les cinq innovations qui changeront nos vies au cours des cinq prochaines années». Il y aura d'abord une gamme de technologies concernant l'écologie, pour une utilisation responsable de l'énergie et une gestion facilitée du bilan carbone. IBM l'applique déjà pour réduire la consommation d'énergie des ordinateurs centraux de 70 % depuis l'an passé. On pourra allumer ou fermer avec son cellulaire les appareils domestiques (lampes, lave-vaisselle, etc.). Deuxièmement, une nouvelle vague de connectivité entre les autos et la route changera la façon de conduire, pour éviter les bouchons évidemment, mais aussi pour bien d'autres préoccupations. Il y a déjà une technologie qui, par le truchement d'une caméra le long de la route, pourrait détecter dans l'oeil d'un conducteur si celui-ci est en état d'ébriété ou pas.
D'autres technologies permettront de savoir exactement ce qu'on mange, de suivre la trace complète d'un aliment, qu'il vienne d'une ferme québécoise ou du Mexique. L'informatique permettra d'avoir une liste d'épicerie qui aura pris en compte ce que vous avez déjà consommé et qui indiquera ce qu'il vous faut acheter pour que vous, personnellement, ayez la meilleure alimentation possible, avec mention des calories, des vitamines, du cholestérol, etc. D'autres applications sont possibles pour l'achat de vêtements, les transactions bancaires, etc.
Enfin, on promet aux médecins des capacités «superpuissantes» pour poser de meilleurs diagnostics. Le jour approche, si jamais les lois sur la vie privée le permettent, où il y aura pour chaque citoyen un bilan médical complet qui pourra servir aussi bien aux médecins qu'aux pharmaciens.
Plusieurs de ces technologies auront des applications de masse. IBM n'envisage pas de se consacrer, seul, à la production en série de ces appareils, mais il compte bien le faire avec des partenaires. Il continue de s'intéresser plus spécifiquement au marché des entreprises, lesquelles pourront justement jouer un rôle dans la diffusion de ces technologies auprès de leurs propres clientèles, par exemple Hydro-Québec pour la consommation d'énergie.