Société - Travailleurs de rue et pourtant syndiqués

Terreau fertile du militantisme et de l'engagement social, le secteur communautaire a fait l'objet d'une récente vague de syndicalisation, entraînant un inévitable choc des cultures. À qui profite l'opération?
L'échange de seringues est maintenant une activité syndiquée à Montréal. Idem pour l'intervention directe auprès des populations marginales du centre-ville. La Confédération des syndicats nationaux (CSN) a mis un pied dans la rue, et elle entend bien y rester.Les employés de Cactus et de Spectre de rue, deux organismes voués à la réduction des maladies infectieuses auprès des itinérants et des marginaux, sont affiliés à la CSN depuis 2003 au sein du Syndicat des travailleurs en intervention communautaire. Les effets de ce rapprochement entre culture syndicale et culture de rue ont gagné un surplus de visibilité récemment. Les 35 syndiqués de Cactus ont profité des activités organisées pour la Journée mondiale de la lutte contre le sida, le 1er décembre, pour attirer l'attention de la population sur leurs griefs.
La direction et les employés ont conclu en mars dernier une entente faisant maintenant l'objet d'une révision légale. Le syndicat accuse l'employeur de profiter de l'occasion pour remettre l'entente en question. La pierre d'achoppement? Les salariés craignent d'être relégués à un rôle d'exécutants, alors qu'ils avaient l'habitude — tradition communautaire oblige — d'être impliqués de près dans le fonctionnement de l'organisme. «Notre frustration vient du fait qu'ils ont enlevé tout ce qui touche à la gestion participative. On perd des acquis qu'on avait depuis les débuts de Cactus», explique Karine Lavoie, vice-présidente du syndicat au sein de l'organisme de la rue Sanguinet.
Le président du conseil d'administration, Louis Letellier de Saint-Just, assure que la gestion participative n'est pas remise en question. «On ne pouvait pas s'engager dans la convention telle qu'elle était rédigée. Il y avait trop de clauses où il y avait du flou, trop de clauses où il y avait trop de pouvoirs décisionnels dans les mains des employés», explique-t-il.
Le conflit illustre l'un des effets pervers de la syndicalisation: une augmentation des tensions au sein d'un milieu de travail tricoté serré, où priment habituellement le don de soi et l'engagement militant.
Le climat de travail a changé avec la syndicalisation, observe Marianne Tonnelier, directrice générale de Cactus. «Depuis qu'ils sont syndiqués, les employés sont plus tournés vers eux-mêmes. Ils se soucient moins de la clientèle, affirme-t-elle. On trouve qu'ils sont moins intéressés à améliorer leurs interventions auprès des usagers.»
Les éclopés
du réseau de la santé
La syndicalisation constitue l'exception, et non la règle, dans le milieu communautaire, où 97 % des groupes fonctionnent sans syndicat. Le virage ne se fait pas sans heurts. Geneviève Deschênes, vice-présidente du syndicat à Spectre de rue, a dû convaincre ses propres collègues de la nécessité de se rallier à la CSN.
«C'est comme un tabou; c'est fou comme ça provoque des réactions. Pour certaines personnes, c'était une aberration qu'un travailleur de rue puisse se syndiquer. On s'est fait dire qu'on allait protéger des vieux dinosaures, qu'on deviendrait comme les institutions privées et qu'on ne protégerait plus les gens», dit-elle.
La syndicalisation a permis d'améliorer un tant soit peu les conditions de travail dans un domaine difficile. À Spectre de rue, l'affiliation à la CSN a facilité le déblocage salarial et l'élaboration d'un régime de congés de maladie et de congés parentaux minimalement structuré. Le salaire horaire à l'entrée est également passé de 13,50 $ à 14,90 $. Au sommet de l'échelle, la vingtaine d'employés toucheront 17,50 $ l'heure. À titre de comparaison, l'échelle salariale des travailleurs de rue de Cactus oscille entre 15 $ et 18,50 $ l'heure.
Avec ou sans syndicat, le milieu communautaire reste le parent pauvre, l'éclopé par excellence du réseau de la santé. Près des deux tiers des 42 000 employés du secteur gagnent moins de 15 $ l'heure, selon une étude réalisée en 2005 par le Centre de formation populaire (CFP) et Relais-femmes. Après 20 ans d'existence en moyenne, la plupart des organismes disposent d'assises financières bien fragiles qui ne leur permettent pas d'investir dans les ressources humaines. Le tiers du financement est directement lié à des programmes ou des projets ponctuels. La réserve de fonctionnement est insuffisante pour payer les frais fixes sur une période de trois mois. Dans un tel contexte, il n'est pas étonnant de constater que moins de 1 % des organismes disposent d'un régime de retraite complémentaire, tandis qu'un peu plus du tiers proposent l'assurance collective.
«Ces gens-là ont l'âme missionnaire. Ils n'ont pas des conditions de vie et de travail faciles», reconnaît Louis Letellier, de Saint-Just. Il s'interroge cependant sur les intentions de la CSN, qui livre des batailles au cas par cas dans les organismes communautaires au lieu de formuler des revendications salariales globales auprès de l'État, comme dans le dossier des centres de la petite enfance, par exemple. «Si c'est seulement pour consigner par écrit les pratiques existantes, c'est quoi l'objectif de la syndicalisation?», s'interroge-t-il.
Garder sa place
À la CSN, la syndicalisation du secteur communautaire ne date pas d'hier. Au fil des ans, la centrale a grossi de 80 syndicats communautaires. Les incursions, modestes, dans les domaines de la désintoxication, de l'itinérance et de la réduction des méfaits sont apparues plus récemment, en même temps que le virage de l'État vers la sous-traitance en matière de santé et de services sociaux.
En effet, les organismes communautaires sont appelés à exercer la mission traditionnellement dévolue au réseau de la santé, avec des effectifs, des salaires et des conditions de travail beaucoup plus modestes. «Depuis qu'on a coupé dans les services publics et qu'on a donné des mandats aux organismes communautaires, leur autonomie a été réduite. Ils sont obligés d'atteindre des cibles de l'État pour obtenir leurs budgets. On se retrouve dans une situation où le personnel a de moins en moins d'autonomie et l'usager, de moins en moins de place», explique Jeff Begley, vice-président, secteur privé, à la Fédération de la santé et des services sociaux dans le communautaire (FSSS-CSN).
La syndicalisation vient apaiser une crainte des employés: celle d'une perte d'emprise sur la mission et les objectifs de l'organisme communautaire pour lequel ils se vouent corps et âme. «Au début des organismes communautaires, ça allait de soi. Les travailleurs, les usagers et la direction formaient une équipe autour des besoins identifiés par les usagers. Aujourd'hui, c'est aux usagers de s'adapter aux besoins identifiés par l'État!», lance M. Begley.
Dans un document de réflexion à ce sujet, la FSSS-CSN déplore le contexte actuel, dans lequel «les impératifs économiques ont clairement pris préséance sur la qualité et la quantité des services offerts» dans le réseau de la santé. «Le discours de faire plus avec moins est partout», déplore la centrale, qui est déterminée à accueillir les demandes de syndicalisation du milieu communautaire.
La cohabitation reste précaire entre les travailleurs du communautaire et les syndicats, qui occupent tous deux le terrain des revendications sociales. Les premiers sont souvent perçus comme des «voleurs de jobs» du réseau de la santé; les seconds sont dépeints comme des fonctionnaires «assis» sur leur juteuse convention collective. Un mariage de raison, quoi.