Grève à l'ombre des millionnaires
À écouter les lignes ouvertes, à éplucher les pages sportives, le partisan du Canadien pourrait croire que la seule partie qui se joue au Centre Bell est celle des Koivu, Huet et Souray. Depuis deux semaines, elle n'est plus la seule. L'autre, plus discrète, se déroule dans les couloirs.
Sans contrat de travail depuis février 2004, les vendeurs de programmes et d'objets promotionnels du Centre Bell font la grève. Le fait saillant des négociations, disent-ils, est survenu en septembre, lorsque l'entreprise du propriétaire de l'équipe, George Gillett, leur a subitement demandé une baisse salariale de 30 %. Le 25 novembre, alors que les partisans locaux faisaient la file pour voir les Flyers de Philadelphie, les employés ont tout simplement refusé d'entrer au boulot.«Rien ne justifie une baisse de salaire», a dit hier Bruno Lussier, employé depuis cinq ans et président de la section locale 747 du Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (SCEP-FTQ). Si les pourparlers progressent lentement, c'est pour des raisons logistiques, a-t-il dit. Or, avant le mois de septembre, il n'avait jamais été question d'une diminution de la rémunération. Faite verbalement, la demande était imprévue. «S'ils nous disaient: "On a perdu 45 millions cette année" et qu'ils fermaient un service après l'autre, on comprendrait, mais ce n'est pas le cas.»
Les quelque 30 vendeurs, surtout des étudiants, travaillent à la fois pendant les matchs et pendant les spectacles pour une moyenne hebdomadaire de 15 à 20 heures en saison régulière. M. Lussier, employé depuis maintenant cinq ans, est lui-même étudiant en administration à l'Université du Québec à Montréal. Pour ce qu'ils arrivent à vendre, le salaire est calculé en fonction d'un pourcentage, soit 7 % pour les plus jeunes et 10 % pour quelques anciens.
En moyenne, les syndiqués gagnent environ 10 000 $ par année, dit M. Lussier. Au fil des semaines, deux facteurs entrent en jeu. D'abord, il faut tenir compte de la variation des foules. Certes, on joue à guichets fermés. En réalité, certains matchs, comme ceux avec les Panthers de la Floride un soir de semaine, excitent un peu moins les foules... De plus, les vendeurs ayant le plus d'ancienneté peuvent s'installer dans les couloirs et les miniboutiques les plus achalandés.
Ces facteurs, a dit M. Lussier, peuvent faire toute la différence entre la soirée du nouvel employé, qui peut gagner aussi peu que 15 ou 20 $, et celle d'un employé plus vieux, qui peut ramener entre 50 $ et 120 $. Ayant en main un contrat de 4,75 millions par année, le capitaine du Canadien, Saku Koivu, gagne 58 000 $US par match. Le moins bien payé est Tomas Plekanec, dont le salaire annuel de 450 000 $ donne une somme de 5500 $US.
«Ils ont déclenché la grève sans avertissement», a dit hier le porte-parole du Canadien, Donald Beauchamp. «Il est évident qu'on aimerait trouver un terrain d'entente pour régler cette situation. Le fait qu'ils soient en arrêt de travail, ce n'est pas ce qu'on souhaite», a-t-il ajouté.
M. Beauchamp n'a pas voulu commenter l'allégation selon laquelle on aurait demandé une baisse de salaire. Les grévistes sont toutefois «les employés les mieux rémunérés» les soirs de match, a-t-il affirmé, sans toutefois pouvoir préciser dans quelle mesure. Vraiment? Les salaires les plus élevés ne sont-ils pas ceux des joueurs? «D'un certain point de vue, en effet», a dit M. Beauchamp, en rectifiant le tir de manière à faire référence aux «employés à temps partiel». Ils sont environ 1000.
La baisse de salaire n'est pas la seule surprise réservée par la direction, a dit M. Lussier. Car lors d'une séance de conciliation la semaine dernière, l'avocat de l'organisation Gillett aurait annoncé au syndicat que le volet «spectacles» de l'entreprise est en processus de vente. Selon le syndicat, l'acheteur s'appelle Promotions Experts inc. Il a été impossible hier de confirmer cette affirmation. Le syndicat s'interroge sur la question de savoir si la demande de baisse salariale est liée à cette annonce.
L'organisation de M. Gillett n'est probablement pas pauvre. D'abord, elle a récemment fini de rembourser ses dettes envers la Caisse de dépôt et Molson. De plus, dans un communiqué publié hier, le SCEP a affirmé que l'équipe est à ce point rentable que le propriétaire a carrément dû verser 20 millions à la Ligue nationale de hockey. Le journal Les Affaires a récemment consulté des experts pour évaluer le rendement que George Gillett a fait sur son investissement depuis l'achat du Canadien et du Centre Bell en janvier 2001. M. Gillett a payé 180 millions $US. Depuis ce temps, le dollar canadien s'est beaucoup apprécié, ce qui s'avère fort pratique lorsque vient le temps de payer les joueurs en dollars américains. De plus, la convention collective signée en 2005, dans la foulée d'un douloureux lock-out, a imposé une diminution immédiate de 25 % aux salaires des joueurs de même qu'un plafond salarial.
Constatant ces éléments, le magazine Forbes a récemment évalué l'équipe à 230 millions $US. L'inclusion de la division spectacles dans l'évaluation fait en sorte que l'ensemble vaut peut-être 300 millions $US.