Fusion entre Gaz de France et Suez - Touche pas à mes entreprises!

Paris — Il y a à peine une semaine, l'élite économique française se félicitait de l'achat des aciéries canadiennes de Dofasco par le numéro deux mondial de l'acier, Arcelor. À minuit le 20 février, lorsque Arcelor prit livraison des 69 563 143 actions ordinaires de Dofasco, l'esprit des dirigeants n'était pourtant plus au triomphe. Arcelor se retrouvait soudainement dans la situation de l'avaleur avalé, depuis que Mittal Steel avait fait connaître son intention d'absorber la multinationale européenne.
Contrairement à l'achat de Dofasco qui n'avait pas soulevé la moindre question, il ne fallut pas 24 heures pour que l'offre de Mittal provoque une tempête d'indignation dans l'Hexagone. Même si le numéro un de la sidérurgie mondiale est une entreprise on ne peut plus européenne, basée aux Pays-Bas, la presse française s'est fait un malin plaisir d'insister sur l'origine indienne de son président, le milliardaire Lakshmi Mittal.L'Union européenne ne devait-elle pas abattre les frontières et mettre fin au nationalisme économique? «C'est le paradoxe de la France que de posséder une économie très mondialisée tout en ayant une classe dirigeante qui, pour des raisons politiques, n'hésite jamais à faire appel aux bons vieux réflexes protectionnistes», dit le spécialiste de l'Europe Nicolas Jabko, de l'Institut des sciences politiques de Paris.
En moins de deux semaines, c'est la seconde fois que la France tire la sonnette d'alarme du nationalisme économique. Cette semaine, Paris imposait une rebuffade magistrale à la compagnie d'électricité italienne Enel. Dans un geste qui a pris tout le monde par surprise, le gouvernement de Dominique de Villepin a décidé de fusionner la société d'État Gaz de France (GDF) et l'entreprise Suez pour contrer une éventuelle OPA (offre publique d'achat) d'Enel. Pas question de laisser filer Suez, second géant français de l'énergie qui alimente aussi la moitié des communes françaises en eau.
Par cette fusion éclair, Paris a aussitôt déclenché la colère du monde des affaires italien. Le ministre de l'Industrie, Claudio Scajola, a accusé la France de vouloir bloquer le projet d'Enel. À un peu plus d'un an de la libéralisation du marché européen de l'électricité (le 1er juillet 2007), les Italiens sont d'autant plus amers que Rome avait finalement ouvert l'an dernier son marché domestique à Électricité de France. Après plusieurs années d'efforts, EDF avait ainsi pu prendre le contrôle du producteur italien Edison.
Visiblement froissée, la Commission européenne a rappelé que la décision française serait examinée «avec détermination». Si le protectionnisme n'est pas freiné, on reviendra bientôt au temps des tsars et des kaisers, a averti le ministre italien de l'Économie, Giulio Tremonti. «La France a longtemps fait la leçon aux Italiens. Aujourd'hui qu'ils ont compris, elle lui sert la même médecine», dit Nicolas Jabko. Récemment, les Italiens n'ont guère réagi à l'OPA de la banque française BNP Paribas sur sa consoeur italienne BNL.
Les Belges ne sont pas plus contents. «Paris nationalise l'électricité belge», titrait cette semaine le quotidien bruxellois Le Soir. Suez venait en effet d'avaler la compagnie belge Electrabel. Celle-ci se retrouve soudainement noyée dans un groupe où l'État français prend bien soin de conserver une minorité de blocage (35 % des actions). Les Belges craignent que les intérêts de la France ne priment dorénavant sur ceux de la Belgique.
Contrairement à ses homologues européens, le ministre français des Finances, Thierry Breton, ne voit pourtant «rien dans l'action du gouvernement qui peut être catalogué de protectionniste». Dans le quotidien Ouest-France, le premier ministre Dominique de Villepin rappelait hier que la nouvelle société deviendra le deuxième groupe énergétique européen derrière l'allemand E.On. «Tous les pays à travers la planète défendent leurs intérêts économiques: pourquoi serions-nous les derniers à le faire?»
Nicolas Jabko soupçonne le gouvernement non seulement de vouloir damer le pion aux Italiens et aux Allemands, mais aussi d'utiliser le prétexte du patriotisme pour privatiser GDF malgré les promesses formelles faites aux syndicats il y a un an à peine. «À tous points de vue, c'est une opération désastreuse pour l'image du gouvernement français.»
Depuis quelques jours, les partisans du libre marché dénoncent une mentalité de «bunker». Cette intervention est peut-être «conforme à la loi, mais pas à l'esprit du marché interne européen», a déclaré le porte-parole du commissaire européen au Marché unique, Charles McCreevy.
Pour une grande partie de l'opinion publique française, à droite comme à gauche, ce nationalisme économique semble pourtant parfaitement justifié. Depuis la reprise en douce de Pechiney par le canadien Alcan, Paris paraît déterminé à ne plus se laisser plumer. Il y a deux ans, l'opération avait été précédée d'une brillante campagne de publicité et elle était passée comme une lettre à la poste. Dans les milieux politiques, on estime aujourd'hui que la France y a perdu au change.
Au risque d'irriter Bruxelles, le gouvernement de Dominique de Villepin s'est donc doté d'un arsenal législatif destiné à contrer les prises de contrôle étrangères dans 11 secteurs stratégiques. L'été dernier, il n'a pas tardé à réagir dès qu'une rumeur (jamais confirmée) a fait croire que Pepsi Co. voulait s'emparer de Danone, le roi du yaourt.
Il faut être d'une grande naïveté pour croire que les autres pays ne font pas la même chose, disent les hommes politiques. Les Français ne sont pas les seuls à succomber à ce retour en force du nationalisme économique. Depuis quelques mois, on a vu le gouvernement espagnol s'inquiéter des visées de l'allemand E.On sur Endesa. Le gouvernement de Jose Luis Zapatero a poussé Gas Natural à se mettre sur les rangs pour créer un géant espagnol de l'énergie. Même la très libérale Grande-Bretagne n'apprécie pas plus qu'il ne faut l'oeil que jette la société russe Gazprom sur l'électricien britannique Centrica.
Les pays européens peuvent-ils continuer longtemps à se tirer ainsi dans les pattes? Si l'Europe veut jouer un rôle dans le monde, «il faudra bien que ce patriotisme devienne européen, écrit l'éditorialiste du quotidien économique La Tribune. Surtout dans ce secteur de l'énergie dont la recomposition n'en est qu'à ses débuts». Même après les coupures d'approvisionnement en gaz naturel russe, les efforts de l'Union européenne pour assurer la sécurité énergétique de l'Europe sont demeurés lettre morte.
L'ironie, c'est que la France ne donne pas sa place lorsque vient le temps pour elle de se transformer en prédateur. Récemment, Suez a absorbé la compagnie belge Electrabel. Pernod-Ricard a aussi avalé le britannique Allied Domecq. Les entreprises françaises se retrouvent plus souvent dans le rôle du chasseur que dans celui de la proie. L'an dernier, les rachats d'entreprises étrangères par des groupes français ont augmenté de 157 %, alors que les opérations étrangères sur des groupes français ont diminué de 44 %. Dans tous les cas de figure, le bilan est nettement en faveur de la France. En 2005, les acquisitions françaises sur les marchés étrangers sont passées de 23,5 milliards d'euros à 60,6 milliards. La même année, les Français ont réalisé 190 acquisitions alors qu'ils n'en ont subi que 172.
Difficile, avec un tel bilan, de passer pour une innocente victime des prédateurs étrangers. «La France ne tire pas trop mal son épingle du jeu de la mondialisation, reconnaît Nicolas Jabko. Elle a certainement raison d'avoir des stratégies industrielles. Le problème, c'est que Paris ignore l'Europe et que celle-ci se présente en ordre dispersé face au reste du monde.»
Correspondant du Devoir à Paris