Le Devoir

Qu'est-ce qu'on mange? Un an d'alimentation en données

Titre de l'article. Composition aliments.

Qu'est-ce qu'on mange?

Un an d'alimentation en données

plus de 2400

C'est le nombre d'aliments que mon fiancé et moi avons achetés et méticuleusement compilés en 2021.

1,3tonne

C’est la quantité de nourriture consommée par mon fiancé et moi en 2021, soit le poids d’une petite voiture, ou dix fois le nôtre.

13 664$

C’est la somme dépensée pour notre alimentation en 2021. Notre budget a dépassé celui d’un ménage moyen au Québec.
Un bilan alimentaire de Sarah R. Champagne

Tout le monde mange. Se nourrir est à la fois un geste de l’intimité et un lien tangible qui nous rattache au reste du monde. Un acte du quotidien qui se trouve aussi au carrefour des plus grands enjeux de notre époque, entre l’environnement, les inégalités, la santé et la quête d’appartenance.

Au début de la pandémie, mon fiancé et moi avons brièvement rêvé d’un grand jardin, voire d’autosuffisance alimentaire. Mais au-delà de notre manque de savoir-faire en ce domaine, nous ignorions complètement nos besoins en nourriture. Comment nos ancêtres pouvaient-ils savoir quel nombre de rangs d’oignons et de pommes de terre était nécessaire pour pouvoir passer l’hiver sans mourir de faim ?

Alors, nous nous sommes mis à tout ce que nous achetions comme aliment, article par article, dans un tableur. Nous avons commencé le 1er janvier 2021, après avoir fait l’inventaire de nos armoires et de notre réfrigérateur. L’expérience, bien sûr, n’est pas scientifique — avec un échantillon de seulement deux personnes — et ne cherche pas à prôner la vertu alimentaire. Il s’agit plutôt d’une démarche guidée par la curiosité, pour confronter nos perceptions à la réalité et partir d’une base réelle — très détaillée — pour mieux comprendre les enjeux liés à l’alimentation.

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Assiette et nutrition

Coup d’œil aux quantités d’aliments achetées en un an.

Nous nous sommes surpris à acheter de la laitue deux ou trois fois par semaine, mais seulement cinq fois du brocoli durant toute l’année.

Nous avons consommé plus de 22 litres de bouillon de poulet, en soupe ou incorporé à des recettes : c’est l’équivalent de prendre une courte douche de trois à quatre minutes. Et nous avons découvert qu’il n’y a pratiquement qu’un seul producteur de fenouil présent dans les supermarchés au Québec, Andy Boy, de qui nous avons acheté ce légume à 14 reprises !

Nous avons soumis les données sur notre assiette à Benoît Lamarche, professeur à l’École de nutrition de l’Université Laval, pour qu’il les évalue. Avec d’autres chercheurs, il vient de développer un indice sur 80 points qui mesure l’adhésion aux recommandations du Guide alimentaire canadien.

Premier constat : ce qui est le plus problématique dans cette assiette, c’est le manque d’aliments à grains entiers qui occupent seulement 1,5 % du total. Il faudrait échanger beaucoup de baguettes en pain de blé entier. Le Guide recommande que le quart de l’assiette soit composé d’aliments à grains entiers, et la même chose pour les protéines. Les fruits et légumes devraient en former environ la moitié, selon la dernière version du Guide.

Au total, le professeur nous accorderait entre 55 et 60 points sur 80, ce qui est mieux que ce à quoi on s’attendait.

« Je vous ferais perdre aussi environ cinq points pour le ratio des protéines végétales par rapport aux protéines animales », ajoute le spécialiste. Malgré nos efforts pour manger davantage de légumineuses, de tofu et de noix, ces protéines forment moins du quart de toutes les protéines qu’on ingère. Le Guide prescrit de manger des protéines végétales « plus souvent ». Mais plus souvent que quoi ? « On l’interprète comme “plus souvent que les autres protéines”, donc dans une proportion de 50% », dit M. Lamarche.

Les Canadiens mangent en moyenne près du double de notre bilan carné, et encore plus de fromage. Ces forts penchants, note le chercheur, font notamment en sorte que seulement 40% de la population du pays se trouve sous la cible en ce qui concerne la quantité de gras saturés consommés quotidiennement.

« Le score médian des Canadiens est d’environ 43 points sur 80. La qualité de l’alimentation n’est pas très élevée au pays », explique-t-il.

Ce qui n’entre pas dans l’assiette idéale du Guide alimentaire canadien, soit plus du quart des aliments en ce qui nous concerne, n’est pas nécessairement à bannir complètement. Plus de la moitié de ces aliments « autres » sont, dans notre cas, des produits céréaliers, mais à grains raffinés.

Les cibles recommandées sont-elles donc inatteignables ? « Le “premier 1%” des Canadiens obtient 63 points sur 80. Si on ne mangeait que ce que le Guide prescrit, on ne mangerait pas de dessert, par exemple. Mais un effort a été fait pour parler positivement de l’alimentation dans le Guide, et ce n’est pas banal comme philosophie », rappelle M. Lamarche.

Son projet NutriQuébec est encore plus fou que le nôtre, car il souhaite documenter le régime alimentaire de plus de 25 000 Québécois durant une période qui pourrait s’étendre jusqu’à 25 ans. « Il existe en fait peu de données sur l’alimentation réelle au Québec et au Canada », dit-il.

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Notre budget alimentaire

Nous avons dépensé 828 $ de plus que la moyenne des autres ménages de deux personnes au Québec, et 2506 $ de plus que tous les ménages confondus (y compris les personnes seules), selon les données fournies par Statistique Canada.

Le dépassement est notable pour les fruits et légumes, que nous achetons sans compter, alors qu’ils ne comptent que pour 18% du budget des ménages des couples sans enfant dans la province.

Part de notre budget alimentaire comparée à un ménage de deux personnes au Québec

Passez la souris sur les barres pour plus d'information.

5 à 7%

C’est la hausse prévue du coût du panier d’épicerie canadien cette année, selon le Rapport annuel sur les prix alimentaires 2022.

Nous paierons jusqu’à 764 $ de plus, au total, pour les mêmes aliments cette année, selon ces prévisions, et une famille de quatre personnes, jusqu’à 966,08$. Faut-il être plus riche pour mieux manger ? Les ménages mieux nantis consacrent une part moins élevée de leur budget à l’alimentation, selon Statistique Canada. « La qualité nutritionnelle est fortement associée au statut socio-économique », confirme Benoît Lamarche.

Mais d’autres postes budgétaires grignotent davantage le portefeuille des Canadiens : en 2019, ils ont consacré en moyenne 18,5 % de leurs dépenses au transport, contre 14,9 % pour l’alimentation. Le prix de l’essence a d’ailleurs augmenté plus vite que celui des denrées alimentaires depuis 2020.

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Quelle quantité de carbone émettez⁠-⁠vous?

À travers ce projet de compilation extraordinaire, une question s’est faite de plus en plus obsédante : est-ce que notre régime alimentaire, même si nous le croyons sain, a des répercussions disproportionnées sur le climat et l’environnement ?

Nous avons donc poussé l’analyse plus loin en demandant à la présidente de PolyCarbone, Laure Patouillard, de calculer les émissions de gaz à effet de serre émises par notre alimentation. Résultat : en un an, notre ménage a produit autant d’équivalents CO2 que trois allers-retours Paris-Montréal en avion ou près de 10 000 kilomètres en véhicule à essence. L’équivalent CO2 est une unité de mesure qui sert à uniformiser les effets des différents gaz à effet de serre en les ramenant à un même point de référence.

En 2021, notre alimentation a produit, au total, 3,5 tonnes d’équivalent CO2, c’est-à-dire 1750 kg par personne. C’est un peu moins élevé que la moyenne québécoise, qui se situe entre 2000 et 2500 kg d’équivalent CO2, selon le calcul effectué par l’équipe de Mme Patouillard en 2020. « L’explication la plus probable est que vous mangez moins de viande que le Québécois moyen », avance-t-elle.

Les protéines d’origine animale, y compris le fromage, pèsent lourd dans le bilan climatique alimentaire. Les desserts, y compris le chocolat, ont aussi une plus grande empreinte carbone que leur poids réel dans notre assiette. Dans ce cas-ci, une certaine part des émissions est liée à la déforestation, note la chercheuse.

Il y a les émissions directement liées à la production et à la transformation des aliments. Mais il faut aussi ajouter en moyenne 25 % d’équivalent CO2 pour d’autres étapes ou aspects connexes. Dans notre cas, Mme Patouillard a calculé que les emballages représentent 9 % de notre empreinte carbone alimentaire totale, que le stockage et la préparation des aliments comptent pour 3 % et le transport entre l’épicerie et la maison, 8 %. La gestion de la fin de vie des aliments représente seulement 2 % de notre empreinte, car nous sommes presque maniaques de l’anti-gaspillage.

Pour Mme Patouillard, le gaspillage est d’ailleurs un aspect à ne pas négliger. Tant les aliments que nous gaspillons dans nos cuisines que la part carbone de leur traitement en fin de vie (enfouissement ou compostage, par exemple) comptent pour 20 % de l’empreinte carbone alimentaire moyenne. « C’est un gros levier de changement de comportement. On peut apprendre à mieux utiliser ses restes ou les donner, à mieux planifier son épicerie ou encore à mieux conserver ses aliments », explique-t-elle.

L'empreinte carbone de notre assiette

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Surface agricole mobilisée

Les études portant sur l’empreinte sur le sol sont beaucoup plus rares. Nous avons donc demandé à François Normandeau, professeur en production horticole à l’Institut de technologie agroalimentaire du Québec (ITAQ), de réaliser une estimation à partir de notre compilation détaillée.

Pour commencer par un projet modeste de culture, il a calculé que 40 m2 seraient nécessaires pour produire exclusivement nos fruits et légumes durant la plus haute saison de production au Québec, soit en août et en septembre.

À l’instar de milliers d’autres Montréalais, notre balcon est notre seule surface disponible dans l’immédiat. Même s’il est relativement grand (17,76 m2), il faudrait au moins deux fois cette surface pour nous approvisionner durant deux mois seulement. « C’est un beau potager de départ. On plante évidemment toujours plus, car on perd certains plants. J’ai ma grand-mère en tête, qui faisait toute son année avec ses 144 plants de tomates », raconte M. Normandeau.

*Fruits et légumes locaux produit seulement en haute saison

Pour avoir une meilleure idée de la surface agricole totale mobilisée pour toute notre alimentation, il faut se tourner vers une étude française de l’Agence de la transition écologique en France (ADEME).

Cette agence gouvernementale a calculé que le régime alimentaire moyen d’un Français nécessite une surface d’environ 4300 m2 pour être produit et que 37 % de cette surface se situe hors de la France.

Le régime moyen français compte 107 grammes de viande par jour, soit moins que celui d’un Québécois ou des Nord-Américains en général. Les rendements agricoles ne sont pas non plus les mêmes. Nous avons toutefois utilisé ces données, car aucune estimation semblable n’a encore été faite pour le Québec, selon plusieurs experts consultés. Même dans un contexte comme le nôtre, cette valeur reste « vraisemblable », selon M. Normandeau.

3,65M

C’est la superficie nécessaire, en hectares, pour nourrir tous les Québécois, si l’on extrapole les données de cette étude française.

L’estimation de la surface nécessaire pour nourrir tous les Québécois correspond ainsi à une plus grande superficie que celle réellement cultivée au Québec, qui est de 2,1 millions d’hectares.

Est-ce que le Québec pourrait s’autosuffire ? Cette capacité dépend beaucoup de ce qu’on décide de faire pousser sur les terres agricoles. « À l’échelle provinciale, notre production nourrit nos cochons, mais elle ne nous permet pas de faire notre pain », explique par exemple Patrick Mundler, professeur à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation à l’Université Laval.

Une grande partie des surfaces déjà cultivées est en effet consacrée à l’alimentation animale. Au cours de la période 2014-2018, près d’un million d’hectares de terres ont été cultivés en grains chaque année au Québec, dont 80 % (maïs et soya surtout) ont été utilisés pour l’alimentation animale. Nous exportons également plus d’aliments que nous en importons. C’est le cas, entre autres, du porc.

La capacité à nourrir le monde dépend aussi beaucoup du contenu des régimes alimentaires. Un régime végétarien, ou végan, nécessite beaucoup moins d’espace, soit environ le tiers de la surface calculée par l’étude française.

Le fossé alimentaire

L’un des pans de l’étude de la Commission EAT-Lancet, une initiative de recherche rassemblant une quarantaine de scientifiques, a calculé que nous aurions besoin de 4,5 planètes si le monde entier mangeait comme un Canadien. Avec la transition énergétique, une transformation de l’alimentation s’impose ainsi de plus en plus comme l’autre front incontournable pour contrer les changements climatiques : « L’alimentation est le levier le plus puissant pour optimiser la santé humaine et la durabilité environnementale en tandem », écrivent les auteurs de cette commission.

Chez nous, tant sur le plan de la nutrition que sur celui des dépenses ou de l’impact environnemental, la viande reste le point focal de notre assiette. Devrait-on en faire notre cible cette année ? « Selon la réalité de chacun, il faut regarder où on peut encore faire des efforts, où on a encore une marge de manœuvre, à quoi s’atteler en premier », dit Laure Patouillard.

Au cours de l’année, plus les mois s’écoulaient et plus nous étions attachés à notre idée d’inventaire alimentaire comme reflet des milliers de choix que tous sont appelés à faire pour se remplir la panse. L’exercice lui-même a pu influencer le résultat, mais là n’était pas l’important. Chacune des heures passées à noter, aliment par aliment, ce que nous mangions fut l’occasion de réfléchir à la place que nous occupons dans les systèmes alimentaires.