Le Devoir

Convoi de la liberté : autopsie d'un dérapage

Comment expliquer le succès du convoi de la liberté?

Convoi de la liberté : autopsie d'un dérapage

Enquête visuelle et sonore

Carte d'Ottawa au 29 janvier

Quand nous sommes arrivés, la police était vraiment de notre bord. Elle nous a accueillis les bras ouverts.

Stéphane Thiffeault, un camionneur québécois

Les intentions affichées des organisateurs du Convoi de la liberté d’occuper la capitale fédérale n’ont pas été prises suffisamment au sérieux par les autorités avant leur bruyante arrivée, démontrent des comparutions de hauts responsables, une autopsie des réseaux sociaux, des documents déposés à la Cour et les témoignages d’une dizaine de camionneurs impliqués recueillis par Le Devoir.

Ces nouveaux éléments permettent de mieux comprendre comment un convoi de poids lourds opposé aux mesures sanitaires a pu réussir à s’enraciner du 28 janvier au 19 février 2022 dans la capitale fédérale canadienne. Ce blocus a fait les manchettes dans le monde entier. Il a provoqué la démission du chef de police de la ville et a contribué au départ du chef de l’opposition officielle du Canada, Erin O’Toole.

La crise a surtout servi de justification au gouvernement fédéral pour invoquer pour une toute première fois la Loi sur les mesures d’urgence. Un débat politique subsiste pour déterminer si ces mesures étaient vraiment nécessaires, ce qui est actuellement examiné par un comité parlementaire et bientôt aussi par une enquête publique. Or, la cause de ces diverses conséquences politiques est d’abord un raté policier.

Le Devoir s’y replonge, en trois étapes.

ÉTAPE 1

Des extrémistes passés sous le radar

L’occupation du Convoi de la liberté s’est déroulée très précisément comme Le Devoir l’avait rapporté à la veille de son arrivée à Ottawa, soit une occupation pouvant aller jusqu’à «des semaines».

Sur Zello, des organisateurs québécois ont dit s’attendre à la présence d’un million de personnes opposées à la vaccination obligatoire ou aux mesures sanitaires en général. De nombreux internautes ont prédit que l’accès à la ville d’Ottawa ou même de Gatineau serait impossible. Certains ont exprimé leur souhait de rester sur place jusqu’à ce que le gouvernement recule sur sa politique vaccinale. Des participants ont conseillé aux manifestants d’apporter d’importantes réserves de nourriture.

Des personnes associées à des groupes d’extrême droite se sont rapidement imposées comme des organisateurs des convois. Des Québécois se sont par exemple joints à un «Convoi de l’Est», publicisé par Steeve «l’Artiss» Charland, un ancien organisateur du groupe identitaire La Meute, qui désigne son entourage comme des «Farfadets».

Photo: dans l'action du convoi.

Un «Convoi de l’Ouest», parti de Colombie-Britannique, est mené par Tamara Lich, qui dirige le groupe Canada Unity et une campagne de sociofinancement qui collectera plusieurs millions de dollars en dons, mais dont un seul million leur sera remis. Patrick « Pat » King, un influenceur ayant tenu des propos extrémistes et racistes en ligne, se présente lui aussi comme un organisateur. Canada Unity dispose de « capitaines » régionaux, comme Joanie Pelchat pour le Québec.

Sur le site Web de Canada Unity, un étrange manifeste prétend pouvoir s’arroger les pouvoirs du gouvernement du Canada et « faire démissionner » le gouvernement s’il résiste à la levée de toutes les mesures sanitaires. Des participants québécois au convoi se réfèrent à ce site Web pour avoir l’information juste sur le convoi. Le nom de « Pat King » est aussi évoqué comme autorité.

C’est la Sécurité publique, au gouvernement canadien, qui s’intéresse davantage au mouvement de l’extrême droite. Après ça, il y a la GRC et différents corps policiers provinciaux et municipaux qui tentent de développer le renseignement là-dessus, mais ça ne se fait pas très vite. [...] Je pense qu’ils [le renseignement fédéral] n’ont pas pris ça [le Convoi] au sérieux.

Jean-Christophe Boucher, professeur adjoint à l’École de politiques publiques de l’Université de Calgary

ÉTAPE 2

Les policiers ont laissé les camions s'installer

On a été très bien reçus [par les policiers].

Le camionneur Patrick Demers, au Convoi de la liberté pendant 13 jours en compagnie d’un collègue de l’entreprise qu’il dirige à Rouyn-Noranda, AFD Transport.

Je n’ai vu aucune voiture de police [à mon arrivée].

Le camionneur Simon Macameau

On était là avec des drapeaux ou des pancartes et, quand on passait à côté de policiers, j’ai vu des camionneurs qui tendaient leur poing par la fenêtre en klaxonnant et des policiers qui tapaient dans le poing comme pour dire “yes sir!“

Le camionneur Guillaume Martinez

Photo: dans l'action du convoi. Photo: dans l'action du convoi. Photo: dans l'action du convoi.

Un échange de messages textes entre une agente et un organisateur appelé «Chris», obtenu par Le Devoir, a été déposé au tribunal par un organisateur dans l’objectif de démontrer que la manifestation était bien légale.

«Je suis très heureux que nous puissions travailler ensemble», texte Chris. «Absolument!» lui répond la policière Isabelle Cyr-Pidcock.

Le Service de police d’Ottawa ne cache pas qu’il a dirigé lui-même les camions vers le centre-ville. Il avait prévu une zone de manifestation pour y stationner les camions, en face du Parlement et dans le stationnement du stade de baseball d’Ottawa. Le grand nombre de véhicules a complètement débordé de l’espace prévu.

La tolérance policière est, du moins initialement, interprétée comme un appui des policiers à la cause du Convoi, démontrent des communications entre participants québécois.

Beaucoup de gens dans les corps de police, à cause d’un biais de sélection, ont un genre de sympathie pour ce mouvement. On l’a vu avec des agents de la police provinciale de l’Ontario, on l’a vu dans la Gendarmerie royale du Canada.

Jean-Christophe Boucher, professeur adjoint à l’École de politiques publiques de l’Université de Calgary

ÉTAPE 3

Perdure l'idée (incorrecte) que tout était légal

On n’a jamais été dans une position illégale. [...] Jamais qu’on m’a proposé de partir, jamais que les policiers ont essayé de m’intimider, de me faire peur pour que je parte, pantoute.

La camionneuse Audette Desrochers

S’ils n’avaient pas utilisé la force, je serais encore là aujourd’hui.

Le camionneur Stéphane Thiffeault, installé tout près du parlement dès le 29 janvier, où il est demeuré plus de trois semaines avant de partir sous la pression des forces de l’ordre.

J’appuie en même temps les camionneurs pacifiques, respectueux de la loi, qui se battent pour leur gagne-pain et leurs libertés; tout en condamnant les individus qui bafouent la loi, bloquent les infrastructures essentielles et se comportaient mal.

Le candidat Pierre Poilievre lors du débat en anglais de la course à la chefferie du Parti conservateur du Canada, le 11 mai 2022

On peut présumer, quand on organise une manifestation, qu’on a le droit de l’organiser jusqu’à ce qu’une autorité nous dise que c’est illégal. [...] Du moment où la police d’Ottawa dit que la manifestation est illégale, eh bien, c’est illégal. La Charte ne définit pas explicitement l’étendue de la liberté d’expression. Ce que va faire la Charte, c’est au cas par cas, trancher des litiges.

Patrick Taillon, professeur en droit constitutionnel à l’Université Laval

Si l’illégalité même de l’occupation d’Ottawa n’est toujours pas admise par des camionneurs présents ainsi qu’une partie de la classe politique, c’est que celle-ci n’a pas été annoncée de manière très compréhensible, croient des experts.

La police a mentionné pour la première fois la nature illégale du rassemblement le 2 février, au 6e jour de l’occupation du centre-ville. Le chef l’a répété dans une conférence de presse, le surlendemain. Avant cela, la police d’Ottawa disait ne pas dresser de contraventions «afin d’éviter de provoquer des confrontations avec des manifestants».

Il semble que les communications ont été très mal coordonnées et exécutées de la part des différents paliers de gouvernement, et ça a été contre-productif.

Thomas Juneau, professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa

La déclaration de l’illégalité par la police a été ressentie sur le terrain. L’approvisionnement devient de plus en plus ardu, surtout en carburant. Le groupe des «Farfadets» a érigé son propre centre de distribution de nourriture devant le Parlement, un «pipeline» pour ravitailler 42 camionneurs québécois.

Épilogue

Selon les rapports de la police, le nombre de véhicules liés à la manifestation a baissé de «plusieurs milliers» le samedi 29 janvier à environ 500 au début de février, puis à moins de 400 lors de l’opération de dégagement final. La circulation automobile est toujours restreinte sur une section de la rue Wellington, devant le parlement fédéral.

Une enquête publique, menée par le juge Paul S. Rouleau, débutera cet été avec pour mandat de déterminer «l’évolution du convoi, les impacts du financement et de la désinformation, les conséquences économiques et les efforts des forces policières et des autres intervenants avant et après la déclaration de l’état d’urgence».

Aucun organisateur du Convoi de la liberté n’a encore été condamné par un tribunal. Plusieurs d’entre eux, dont Steeve Charland, Tamara Lich et Patrick King, ont passé du temps derrière les barreaux avant leur procès pour diverses accusations. Au moment où ces lignes étaient écrites, M. King s’y trouvait toujours.

Dans un courriel au Devoir, le Service de police d’Ottawa a refusé de préciser à quel moment le Convoi de la liberté a commencé à être considéré comme illégal, «puisqu’une enquête parlementaire est en cours à ce sujet».