Lorsqu’il a quitté l’école, Avihay Marciano ne s’était jamais servi d’un ordinateur et n’avait pratiquement jamais eu de cours de mathématiques, de biologie ou d’anglais. Comme 52 jeunes de sa génération, il poursuit l’État israélien pour avoir failli à lui offrir une éducation de base.
Si ces poursuites sont nouvelles au Québec, cela fait maintenant plus d’une décennie qu’elles défraient la chronique en Israël sans qu’aucune solution ait été pourtant offerte aux 400 000 enfants qui fréquentent les écoles ultraorthodoxes du pays*.
À la différence du Québec, ces écoles sont subventionnées par l’État à hauteur de 75 %, explique l’avocat de Jérusalem Shlomo Lecker, qui défend ces jeunes adultes qui ont dû consacrer de précieuses années à tout apprendre par eux-mêmes afin de s’inscrire à l’université ou de se trouver un emploi.
« Après leur école secondaire, ces jeunes ont à peu près un niveau de troisième année, dit-il. Mais l’État prétend que c’est la faute des parents. »
Les premières poursuites datent du début des années 2000. Les jeunes poursuivirent alors l’État pour ne pas avoir appliqué sa propre loi qui stipulait que chaque enfant israélien devait suivre des cours de mathématiques, d’histoire ou d’anglais. En 2006, un premier jugement donna raison aux plaignants. L’État israélien eut trois ans pour s’y conformer.
Mais le gouvernement de Benjamin Nétanyahou, soutenu par des partis ultraorthodoxes, promulgua une nouvelle loi exemptant les écoles religieuses de l’enseignement des matières profanes. « Les poursuites contre cet amendement ont échoué, déplore Shlomo Lecker. Puisque l’État refusait de reconnaître sa responsabilité, il ne nous restait plus qu’à porter plainte pour les dommages subis par ces jeunes et la souffrance qui leur a été infligée », dit-il.
Les avocats de l’État dégagent celui-ci de toute responsabilité en affirmant que, si des dommages ont été subis, les plaignants devraient poursuivre leurs parents ou les écoles qui ont fait ce choix. S’il est reconnu coupable, l’État menace même de poursuivre les parents des plaignants et les 90 écoles dans lesquelles ils ont étudié.
« Ces jeunes ont généralement quitté leur communauté, quand ils n’ont pas été rejetés par elle, explique l’anthropologue franco-israélienne Florence Heymann (Les déserteurs de Dieu, Grasset), qui travaille au CNRS. Ils subissent un véritable choc et rament comme des malades pour rattraper leurs retards. Les rabbins prétendent qu’en passant des heures à discuter du Talmud, ces jeunes sont mieux formés et plus ouverts au monde.
« C’est faux, cet enseignement supprime au contraire toute curiosité. Certains ne connaissent même pas l’alphabet latin, essentiel à l’étude des langues ! D’autres n’ont aucune idée des codes qui régissent les rapports entre les sexes. Ils doivent même réapprendre comment s’habiller. »
Depuis la création d’Israël, les écoles ultrareligieuses sont subventionnées et leurs élèves sont même exemptés du service militaire. Comme ils jouissent d’allocations sociales, la plupart des hommes choisissent de se consacrer à l’étude des textes religieux plutôt que de travailler, quitte à demeurer pauvres. Les femmes, qui sont généralement plus éduquées, ont souvent de petits boulots.
Très minoritaires lors de la création du pays, les ultraorthodoxes représentent aujourd’hui 12 % de la population. Mais, à cause de leur fort taux de natalité, ils regroupent presque 20 % des enfants et des jeunes d’âge scolaire.
Dans une ville comme Jérusalem, où se concentrent les ultraorthodoxes, « il y aura bientôt plus d’enfants dans ces écoles que dans le réseau laïque », dit Florence Heymann.
Récemment, le gouvernement a créé un fonds permettant d’offrir à ces élèves des cours dans des matières profanes. Mais le programme est volontaire et ne touche pas ceux qui ont fui leur communauté.
Les 52 plaignants israéliens exigent une indemnisation de plus d’un million de dollars. Ils réclament aussi qu’on vienne en aide à ceux qui quittent les groupes ultraorthodoxes et perdent alors tout soutien.
Aujourd’hui, seule une petite organisation comme Hillel, basée à Jérusalem, leur vient en aide en offrant aux jeunes en rupture de ban un refuge et 200 bourses d’études par année.
Selon Florence Heymann, le nombre de juifs ultraorthodoxes qui rompent avec leur communauté est en hausse. Certains estiment qu’environ 1300 d’entre eux quittent leur communauté chaque année. « C’est un monde qui évolue de l’intérieur, dit-elle. Ça fuit de tous les côtés. »
Elle donne l’exemple de ces milliers de jeunes qui ont deux téléphones : le premier « cachère », approuvé par les parents et qui censure presque tout. L’autre normal, qu’ils dissimulent soigneusement.
La question commence à inquiéter les responsables économiques, dit l’avocat Slomo Lecker. « Cela coûte des milliards au pays. »
Mais la dernière coalition gouvernementale, à laquelle participent les ultraorthodoxes, a bloqué toute velléité de réforme.
La plainte déposée par ces jeunes ne sera pas entendue avant six mois. « Nous sommes partis pour plusieurs années de guérilla juridique », dit-il.
* Israël possède des réseaux scolaires laïques, orthodoxes et plusieurs réseaux ultraorthodoxes.