«À la folie»: aborder avec justesse mais humour la maladie d’Alzheimer

Marcel Pomerlo reconnaît avoir d’abord été étonné qu’on lui offre la mise en scène d’une pièce de théâtre d’été. Mais il a vite réalisé qu’À la folie n’était pas une comédie typique où on se « taperait sur les cuisses du début à la fin ». Créée à Cowansville, la comédie dramatique présente en effet un personnage atteint de la maladie d’Alzheimer.
« C’est ce qui m’a intéressé, explique-t-il : un sujet très délicat, très actuel et assez grave, mais traité dans une optique qui arrive à faire passer beaucoup de choses. Il y a des scènes très drôles parce qu’on est dans l’absurde. Toutes les maladies dégénératives sur le plan cognitif amènent des situations à la fois douloureuses et comiques. Parce que la mémoire s’en va dans tous les sens, crée des confusions. » En se renseignant sur l’alzheimer, Pomerlo a toutefois compris que les discours apparaissant dénués de sens ne sortent pas de nulle part : les malades évoluent dans une autre temporalité.
Il s’agit là de la première pièce, « très habile », du comédien et imitateur Guy Richer, qui la porte depuis « des décennies » et y interprète aussi le protagoniste : Charles, un « adolescent de 60 ans », soudain forcé de prendre soin de sa mère en déclin. Ce fêtard, qui était chanteur sur les bateaux de croisière, a d’abord bien du mal à remplir ce nouveau rôle. La pièce dépeint son évolution. « C’est très beau, tous les personnages sont un peu à un rond-point, dans une période de transition de leur vie, explique le metteur en scène. Et il y a un autre élément qui m’intéressait beaucoup : on a un portrait de trois femmes de générations différentes. La mère, Simone, devient très proche de l’infirmière en chef, jouée par Geneviève Brouillette. Et elle a un lien très fort avec sa petite-fille, incarnée par Marilou Morin. »
Quant à Simone, qui conserve sa forte personnalité, elle est campée « magnifiquement bien » par Francine Ruel. Pour la petite histoire, Richer avait d’abord sollicité la comédienne et autrice pour des conseils, lui demandant de lire son texte sur un père atteint d’alzheimer. C’est en discutant avec elle que l’auteur a réalisé qu’il serait plus intéressant de féminiser son personnage. Un rôle qu’il lui a ensuite offert. « Elle ne s’attendait pas du tout à ça ! » s’esclaffe le metteur en scène.
Boîte à chansons
Autre dimension d’À la folie qui a séduit Marcel Pomerlo : l’intégration d’imitations chantées dans le récit. Une forme qu’il trouve très originale. « La musique est très présente, mais ce n’est pas une comédie musicale. L’élément musical a une fonction : donner un peu de bonheur à cette dame qui est en perte cognitive, mais aussi en perte d’autonomie complète. »
Ancienne propriétaire d’un cabaret-boîte à chansons, Simone revit à travers le souvenir de ces airs que lui chante son fils, en personnifiant brièvement les artistes qu’elle a côtoyés. « La musique s’inscrit sur le plan cognitif d’une façon très forte. C’est un peu comme la madeleine de Proust : dès qu’elle entend une note, elle ressent quelque chose. Et Guy Richer est un imitateur extraordinaire. C’est sidérant. Mais ses imitations s’inscrivent toujours dans l’histoire, on n’en fait pas des numéros. Parfois, c’est orchestré, parfois, a cappella. » Des imitations qui se font par la voix, quasiment sans transformation physique.
On est vraiment dans les montagnes russes. À chaque scène, on ne sait pas dans quel état le personnage va être. Et ça, c’est intéressant sur le plan théâtral, mais il faut surtout que ce soit juste !
Ces « bulles de mémoire », comme Pomerlo les nomme, ravivent-elles les souvenirs réels de Simone, ou ceux-ci relèvent-ils parfois de fantasmes ? Le metteur en scène joue avec cette possibilité à certains moments. « Entre autres dans sa relation avec Charles Aznavour et Frank Sinatra, ses deux meilleurs. »
Ratissant large, des années 1950 à 2000, le répertoire permettra d’entendre aussi bien Richard Desjardins que Charles Trenet, Joe Dassin que Gilles Vigneault ou Tom Jones. Marcel Pomerlo goûte cet éclectisme, cette évocation d’une mémoire artistique. « Pour moi, on fait un parcours, aussi, d’une certaine époque qui n’est pas si lointaine. »
Vérité
Pour le metteur en scène comme pour les deux coauteurs de la pièce, il était important de rester dans la vérité quant aux réactions de leur protagoniste malade. « On peut bien s’amuser, rire. Mais il faut savoir de quoi on parle. Guy Richer et Claude Montminy tenaient à ce que tout ce qui est dit, d’une étape, d’une scène à l’autre, soit juste par rapport à l’alzheimer. Même qu’une association pour l’alzheimer de Granby a suivi un peu Guy dans son travail », dit Marcel Pomerlo.
Le metteur en scène, lui, a lu beaucoup sur le sujet. Il désire respecter les différentes phases que traversent les malades. Dans la pièce, « on est vraiment dans les montagnes russes. À chaque scène, on ne sait pas dans quel état le personnage va être. Et ça, c’est intéressant sur le plan théâtral, mais il faut surtout que ce soit juste ! »
Il a également rencontré des proches aidants. « J’en connaissais déjà, aussi. Ils disent pas mal tous la même chose : c’est épuisant, et émotivement très prenant. Souvent, cette maladie se décline sur plusieurs années. Ceux que j’ai rencontrés me disaient beaucoup : “C’est très dur de se détacher, parce qu’on est toujours dans l’inquiétude de savoir ce que [la personne malade] peut faire.” » Lui-même avait vécu cette situation angoissante avec un proche souffrant de la maladie de Parkinson (qui, « dans les dernières phases, ressemble beaucoup » à la maladie d’Alzheimer).
Le créateur se demande pourquoi on ne parle pas davantage de cette affection « très présente dans notre société. Est-ce de l’âgisme » ? Car depuis qu’il a commencé à travailler sur la pièce, chaque personne à qui il en parle révèle connaître quelqu’un touché par l’alzheimer. En organisant des auditions pour le rôle de la petite-fille, Pomerlo a ainsi été étonné de constater combien les jeunes comédiennes étaient concernées par le sujet. « C’était leur oncle, le père de leur chum, leur grand-mère… Ce n’est pas si loin, même pour des jeunes femmes de 30 ans. Alors ça nous concerne tous, d’une certaine façon. »
Les auteurs désiraient toutefois rester dans le registre de la comédie, bien que dramatique. « C’était le défi qu’ils se sont donné, précise le metteur en scène. Et pour moi, c’est une force. Le côté plus grave n’enlève rien, au contraire. Et on est rendus ailleurs, je pense, dans le théâtre dit d’été. Le standard a beaucoup évolué. » Reste que ce mariage d’un thème sérieux, de drôlerie et de musique est un pari. « Les moments d’émotion, on ne peut pas les faire à moitié. Il faut y aller à fond. » Il a hâte de voir la réaction du public.
Et après 40 années de « pratique très active », c’est ce qui stimule Marcel Pomerlo : « Faire des choses à ce jour inexplorées. » En témoigne sa feuille de route diversifiée : ces derniers temps, il a posé sa griffe sur un spectacle de marionnettes pour adultes (Désamours de Geneviève Robitaille), un spectacle de contes (Comme à la prunelle de nos yeux) et a été metteur en scène associé à l’Opéra de Montréal sur Il Trovatore de Verdi l’an dernier. « J’ai beaucoup, beaucoup joué au théâtre. Et à un certain âge, on se dit : “Il faut que ce soit intéressant, ce qu’on me propose.” »
Le polyvalent créateur est pourtant loin d’avoir abandonné le jeu — on le verra l’automne prochain dans Le roi danse chez Denise-Pelletier. Et l’auteur de L’inoublié ou Marcel-Pomme-dans-l’eau a également terminé l’écriture d’un premier roman : Presque rien autres tragédies.