«Royan, la professeure de français»: au nom de la norme

Une scène de la pièce «Royan, la professeure de français», de Marie NDiaye, avec Nicole Garcia, présentée au théâtre de la Ville, à Paris en 2023. L’actrice reprend son rôle sur la scène du TNM du 13 au 17 juin.
Photo: Jean-Louis Fernandez Une scène de la pièce «Royan, la professeure de français», de Marie NDiaye, avec Nicole Garcia, présentée au théâtre de la Ville, à Paris en 2023. L’actrice reprend son rôle sur la scène du TNM du 13 au 17 juin.

Royan, la professeure de français, créé au Festival d’Avignon en 2021 et dont six représentations sont offertes au théâtre du Nouveau Monde (cette escale montréalaise, d’abord prévue pour 2022, ayant été reportée), est d’abord né du désir d’une actrice et d’un metteur en scène, Nicole Garcia et Frédéric Bélier-Garcia, de travailler ensemble sur un spectacle solo.

Mère et fils avaient quelques auteurs à l’esprit, à qui ils envisageaient de commander une oeuvre, dont, en tête de liste, Marie NDiaye, qui leur a fait le bonheur d’accepter. « C’est une grande écrivaine, que j’adore lire. J’aime ce qu’elle suggère dans ses livres, les récits qu’elle accompagne, les personnages qu’elle propose. On reconnaît Marie NDiaye quand on commence à lire quelque chose d’elle », lance, enthousiaste, celle qui a joué, depuis ses débuts au milieu des années 1960, dans plusieurs dizaines de films, parmi lesquels figurent Garçon de Claude Sautet, La petite Lili de Claude Miller ainsi que le récent Un beau matin de Mia Hansen-Løve, en plus d’avoir réalisé elle-même neuf longs métrages, dont Amants et Un mal de pierres.

Bélier-Garcia, qui a d’ailleurs coscénarisé certains films de Nicole Garcia, a déjà mis en scène quelques textes de NDiaye, dont sa première pièce, Hilda, puis Honneur à notre élue. Cet engouement que le duo a nourri au fil des années pour la plume de la dramaturge et romancière française a donc suffi pour qu’il lui donne carte blanche. « On s’est rencontrées une fois et on a parlé, pas beaucoup. » Le temps que l’actrice lance trois mots à l’autrice, dont elle pourrait s’inspirer : solitude, trahison et souvenir.

Il faut dire que l’écrivaine, lauréate du prix Goncourt pour Trois femmes puissantes et du prix Femina pour Rosie Carpe, a du métier. Et nombre de ses oeuvres, littéraires et théâtrales, abordent des thèmes complexes, tels que le poids de la maternité, les diktats sociaux, l’ostracisme et les affres de la culpabilité. Royan, la professeure de français creuse ce registre. Gabrielle, née à Oran (comme son interprète), où elle jouissait d’une bienheureuse liberté, a senti la nécessité de se réinventer lorsque sa mère et elle ont déménagé en France. « Au lycée de Marseille, où j’ai débarqué à 17 ans, je ne me suis présentée ni telle que j’étais ni telle que je rêvais d’être, mais telle qu’il fallait que je sois pour être estimée », cite, pénétrée du caractère éloquent de cette réplique, celle qui la prononce sur scène. La protagoniste étudiera, se mariera et enfantera, mais le fardeau des obligations familiales et conjugales aura raison d’elle, et la professeure de français s’exilera, seule, à Royan.

C’est comme avec n’importe quelle personne qui vient d’être arrêtée. On commence par dire : vous vous trompez, ce n’est pas moi, je n’ai rien fait. Puis, peu à peu, il va falloir se rendre à l’évidence et qu’elle accepte ce qu’elle a fait.

Au coeur de cette existence solitaire et lisse, elle sera un jour confrontée à Daniella, une étudiante qui ose faire fi des normes régissant l’apparence et le comportement des femmes, mais dont les camarades de classe lui en font cruellement payer le prix. Cette victime d’intimidation enverra des signaux de détresse à son enseignante, qui fera le choix funeste de les ignorer pour ne pas compromettre sa propre quiétude. « C’est un équilibre très instable qu’elle s’est construit, il est fragile », explique Garcia, avant d’ajouter : « Elle s’est construit un petit rail et elle sait qu’il ne faut pas qu’elle en sorte. Sinon, elle se met en danger, elle risque de basculer dans ce qu’elle appelle sa folie. Elle sait qu’elle a une singularité de caractère », elle est consciente de « tout ce qu’elle doit contraindre en elle » pour apparaître telle « une professeure qualifiée, une collègue estimée, et elle se protège, elle se met des garde-fous partout ».

Mais Daniella ébranle les barrières de Gabrielle, convaincue que son élève perçoit le sentiment d’inadéquation qui bout en elle et menace à tout moment de la faire dérailler. « C’est pour ça qu’elle n’a pas pu porter assistance à quelqu’un à qui elle devait porter assistance. »

Délit d’inaction

Ce monologue de Gabrielle, livré sur le palier d’un étage inférieur à celui où se trouve son appartement, pour s’éviter d’affronter les parents de Daniella qui l’attendent à sa porte, est donc une exploration du chemin menant de la déresponsabilisation à un aveu de culpabilité : « C’est comme avec n’importe quelle personne qui vient d’être arrêtée. On commence par dire : vous vous trompez, ce n’est pas moi, je n’ai rien fait. Puis, peu à peu, il va falloir se rendre à l’évidence et qu’elle accepte ce qu’elle a fait. » La main qu’elle n’a pas tendue.

L’écriture dense de NDiaye se fait tantôt crue, tantôt allégorique, recelant même une certaine part d’ambiguïté, que la comédienne dit avoir « embrassée » au cours de la création du spectacle. Tout de même, lorsque le sens de certains passages persistait à se soustraire à elle, Frédéric Bélier-Garcia a su s’avérer « un très bon guide ».

Le lien intime qui unit les deux artistes semble ainsi empreint non seulement de complicité, mais d’estime. « Honnêtement, je trouve que Frédéric est un très bon metteur en scène. J’aime sa manière d’analyser les textes, de voir ce qu’il y a derrière, la contradiction qui se cache dans une phrase. C’est ça qui nourrit le jeu, on gratte davantage la partition grâce à tous les possibles qu’il [fait émerger]. Il aime bien mettre en lumière l’ambivalence des sentiments, une parole d’amour qu’on n’arrive pas à dire — où d’autres entendraient autre chose —, lorsqu’on ne veut pas se dévoiler. Toutes ces choses de notre vie qui sont contradictoires. Tout ce qui est vivant. »

Royan, la professeure de français

Texte : Marie Ndiaye. Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia. Avec Nicole Garcia. au théâtre du Nouveau Monde, du 13 au 17 juin.

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