Le théâtre de la différence, ici comme ailleurs

La troupe Joe Jack et John dans la pièce « Cispersonnages en quête d'auteurice »
Photo: Thibault Carron La troupe Joe Jack et John dans la pièce « Cispersonnages en quête d'auteurice »

Les doutes peuvent nous faire échouer, dit une célèbre réplique de Shakespeare. Ils peuvent aussi nous encourager à recommencer pour finalement réussir.

Il y a quelques années, l’homme de théâtre australien Bruce Gladwin a lu un article du New York Times racontant que 32 hommes avec des déficiences intellectuelles avaient travaillé pour des « pinottes » dans une usine de transformation de la viande aviaire en Iowa pendant des décennies, toujours avec l’accord des autorités.

Il a vite décidé d’adapter le sujet en pièce avec les comédiens neuroatypiques de son Back to Back Theater (BTBT). « C’était une histoire d’esclavagisme, raconte M. Gladwin, joint dans son pays en télé-entrevue. Nous avons travaillé à l’adaptation, et puis nous avons montré notre proposition à des proches et à des collaborateurs. Ça a très mal été… »

Les comédiens du BTBT essayaient sans succès d’imiter l’accent américain. La production ne levait pas et vers la fin d’une présentation frustrante, un des acteurs, Scott Price, s’est levé, a brisé le 4e mur et lancé à la salle : « Désolé, le spectacle était mauvais, mais voici pourquoi ce sujet est important pour nous tous. »

Il a ensuite développé son point de vue passionné sur sa propre cause. « C’est comme s’il était devenu militant, raconte le directeur artistique de BTBT. Il a été au coeur de ce qui comptait avec cette histoire. Nous avons ensuite décidé d’en faire la matière d’un nouveau spectacle et de mettre en scène un groupe de militants pour les droits des personnes en situation de handicap qui organisent une discussion publique [town hall meeting]. »

La nouvelle pièce, The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes (titre dérivé de la fable de Lafontaine Le chien qui lâche sa proie pour l’ombre), présentée dans le cadre du Festival TransAmériques (FTA), utilise les adresses au public sur la condition des personnes ayant certaines particularités intellectuelles. La proposition débouche audacieusement sur la manière dont l’intelligence artificielle risque de transformer le monde. Les doutes ont fait échouer, recommencer et réussir…

Et ça continue ici

Bruce Gladwin assume depuis 1999 la direction artistique du BTBT, compagnie fondée en 1987. La troupe emploie des artistes neuroatypiques qui jouent, mais qui peuvent aussi participer à l’écriture et à la conception des spectacles dans une perspective que le directeur décrit comme « idiosyncrasique ». Les thèmes choisis traitent de sujets contemporains et s’enchaînent souvent les uns les autres, une création menant à l’autre.

« Je suis arrivé à BTBT après avoir vu une représentation de la compagnie, dit Bruce Gladwin. J’étais un jeune diplômé d’une école de théâtre et en découvrant ce travail, j’ai compris que je pourrais renverser sens dessus dessous tout ce que j’avais appris. Je me suis senti comme on se sent en découvrant un nouveau mouvement artistique. Les histoires de BTBT étaient profondément originales et les acteurs avaient une manière spontanée et vivante de performer. C’était beau et très inspirant. »

La Québécoise Catherine Bourgeois, qui a fondé la compagnie Joe Jack et John en 2003, n’en pense pas moins. Elle a été ébranlée à son tour en découvrant le travail de BTBT. « Ça a été un moment charnière pour moi, dit-elle. Je découvrais une compagnie travaillant à l’autre bout du monde dans le sens que j’explorais moi-même en traitant de sujets contemporains négligés, en organisant autrement le travail de création dans une volonté d’inclusion et de collaboration. Je me suis sentie moins seule. »

Elle aussi travaille avec des artistes de la neurodiversité. « J’apprécie beaucoup leurs choix fondamentaux, qui contribuent de manière très originale à la création. Ils proposent des points de vue peu présents dans nos sociétés ou qu’on n’entend pas assez. Entrer en conversation et en création avec ces artistes est très enrichissant. Ces comédiens nourrissent la diversité et la multiplicité des perspectives. La qualité de leur présence sur scène est aussi remarquable. Ce sont des comédiens qui n’ont pas été cassés par les écoles de formation. C’est très stimulant et confrontant pour les structures théâtrales et les manières de créer et de présenter du théâtre. »

Bruce Gladwin enchaîne en parlant d’un des comédiens, qui travaille au sein de BTBT depuis près de trois décennies. « Il perfectionne son art chaque jour depuis 27 ans. C’est le cas de bien peu de comédiens en Australie. Parce qu’un autre avantage de travailler pour nous, c’est le travail assuré. On permet le développement d’une carrière, d’un investissement artistique sur le long terme. »

Son implication profonde permet de tirer des points de vue originaux sur le monde, la société, les autres. Le directeur mentionne par exemple que le fait de ne pas être en couple, de ne pas avoir d’enfant, de constamment être jugé fait voir autrement les institutions, les lois, le pouvoir, le théâtre lui-même.

M. Gladwin donne l’exemple concret de l’amplification des voix sur scène. Les micros servaient d’abord à compenser le manque de technique de projection de la voix des acteurs. À la longue, ils ont aussi servi à répercuter les murmures et les chuchotements.

« Une bonne part de notre travail explore les rapports entre les comédiens et les structures architecturales dans lesquelles nous présentons du théâtre, résume le directeur artistique. Nous avons construit notre propre théâtre gonflable. Nous avons joué en dehors des salles et puis nous y sommes retournés en jouant avec les caractéristiques du théâtre traditionnel. »

Comédien, joue-toi toi-même

Au moment de l’entrevue combinée, Mme Bourgeois poursuivait les répétitions à l’Espace libre de Montréal où sa compagnie est en résidence. Sa nouvelle oeuvre, qui sera présentée également au FTA, s’intitule Cispersonnages en quête d’auteurice. Cette création originale aborde elle aussi l’illusion théâtrale, le rapport entre la fiction et la réalité. Elle pose des questions éthiques très actuelles sur la bienveillance, la représentativité, l’ouverture à la différence.

« La pièce montre une troupe dans un studio qui essaie de monter une pièce, explique la directrice, en assumant les références pirandelliennes. On parle donc de la liberté artistique, de la prise de parole. Avec toutes les discussions que nous avons eues autour de l’appropriation culturelle ces dernières années, puisque nous nous questionnons sur la légitimité pour certaines personnes d’incarner des réalités qu’elles ne vivent pas, il devenait intéressant de mettre en scène des acteurs neuroatypiques qui en jouent d’autres. Il n’y a donc pas beaucoup d’écart entre qui ils sont et ceux qu’ils jouent. »

La metteuse en scène s’est même astreinte à lire des textes à l’opposé de ses convictions pour confronter ses propres idées sur le sujet. «Comme société, on s’ouvre de plus en plus à l’inclusion, mais les premiers concernés par les discussions autour de la diversité ou de l’intersectionnalité ne sont pas à la table. J’ai donc voulu poser des questions sur le jeu. J’ai voulu demander qui a le droit d’interpréter quoi, qui peut accéder à la scène. J’ai réfléchi à ces questions avec mes collègues. J’ai écrit un canevas et nous avons enchaîné avec des improvisations en demandant constamment ce que nous avons le droit de dire et de jouer.»

The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes

Back to Back Theater, au théâtre Prospero, du 26 au 29 mai, et au théâtre de la Bordée, dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec, du 2 au 4 juin.

Cispersonnages en quête d’auteurice

Joe Jack et John, à l’Espace libre, du 31 mai au 3 juin.

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