«Phèdre!»: Racine revisité

Le metteur en scène suisse François Gremaud revient au Québec avec Phèdre !, spectacle pour un seul comédien, qui revisite le classique de Racine sur le mode de l’irrévérence — mais de l’estime tout autant.
En lieu et place du chef-d’oeuvre du théâtre classique français, le Carrefour international de théâtre accueillera ainsi plutôt une comédie contemporaine pour acteur solo. La tragédie en cinq actes inspirée de la mythologie grecque, avec ses 1654 alexandrins, cède le pas à la passion d’un seul conférencier pour le texte du XVIIe siècle — le point d’exclamation que propose le titre, alors, s’appelait « point d’admiration ».
La proposition, il faut le dire, est issue d’une commande destinée aux lycéennes et lycéens suisses ; une façon d’aller auprès de ce jeune public avec un message « éminemment joyeux » : « En respectant ce qu’a été dans l’histoire la langue de Racine, l’alexandrin et toutes ces choses complexes, est-ce qu’on trouve un moyen de rendre ça accessible et intéressant aujourd’hui ? »
Un tel choix de mise en scène pourra paraître étrange de la part d’un homme de théâtre qui s’était promis de ne jamais monter un texte classique, lui qui a fait ses classes dans des institutions pour le moins imprégnées de théâtre français : « Parce qu’il n’y a pas vraiment un “théâtre suisse”. Et c’est vrai que, en Suisse francophone, on est très influencés par la France — même si, maintenant, ça a un peu changé. »
Le spectacle avait eu un accueil formidable du public, répondant tout à fait à l’humour que je défends dans mon travail
« Phèdre, on l’étudie en fait à l’école », poursuit celui qui, dans sa propre formation, a senti le besoin de défendre une approche moins conventionnelle. « C’est une espèce de passage obligé. Au moment où on aborde la question du théâtre, on le fait sous son angle littéraire, et on aborde soit Corneille, soit Racine, soit Molière. Il y a cette espèce de mainmise des auteurs français sur la littérature et le théâtre à l’école. »
Intéressé notamment par l’écriture de plateau, Gremaud a rapidement senti le besoin de prendre ses distances à ses débuts dans le métier, il y a une vingtaine d’années : le besoin de se débarrasser de « ce poids incroyable d’une certaine façon de faire », qui servira ici sa relecture « irrévérencieuse » de Phèdre.
Europe, Amérique
Ces considérations sur le poids du corpus racinien étant, restera à savoir si le Québec offrira à l’irrévérence de ce Phèdre ! son meilleur terreau, si le texte de Racine et l’idée du théâtre qu’il peut véhiculer trouveront ici les mêmes échos. On peut certes rappeler une mise en scène d’Olivier Reichenbach au théâtre du Nouveau Monde en 1988 ou la version plus récente de Martin Genest à La Bordée en 2007 ; il reste que Racine, nom tout de même incontournable, s’impose peu sur nos planches — d’où le danger, donc, d’une certaine perte dans la traversée de l’Atlantique ?
« C’est vrai que Phèdre !, c’est une espèce de pied de nez à une certaine idée du théâtre, qui, effectivement, au Québec, n’est plus la même », admet le metteur en scène qui, attiré par le théâtre d’ici, en avait déjà profité dans ses années de formation pour faire un passage par l’École nationale. « C’est sûr que le théâtre québécois s’est affranchi du théâtre français bien avant les Suisses et les Belges — qui, il y a une vingtaine d’années, ont fait ce mouvement aussi. »
Le terreau n’en demeure pas moins fertile. L’humour et l’irrévérence au fondement de l’écriture de Gremaud devraient faire mouche, à en croire le contact auquel a mené son précédent Conférences de choses, en 2017 au Festival TransAmériques : « Le spectacle avait eu un accueil formidable du public, répondant tout à fait à l’humour que je défends dans mon travail. »
Le jeu avant le texte
À entendre Gremaud s’enthousiasmer de Phèdre et de la richesse de sa langue, à considérer aussi la forme du solo privilégiée par son écriture, on s’étonne quasiment qu’il n’ait pas rêvé de jouer lui-même ce spectacle qui colle à sa propre parole. Dès le départ, la direction du jeu était pourtant claire : « Ce spectacle, je ne l’aurais jamais écrit si Romain [Daroles] avait refusé de le jouer. »
« C’est cousu sur lui », renchérit le metteur en scène qui défend un théâtre où les interprètes ont préséance sur le texte. Ce spectacle s’inscrit dans le cadre plus large d’une trilogie consacrée aux « grandes figures féminines des arts vivants classiques que sont Phèdre pour le théâtre, Gisèle pour le ballet et Carmen pour l’opéra » : une façon de refaire les classes qu’il n’a pas voulu faire pendant vingt ans.
Entre guillemets, il présentera ce Phèdre ! comme un « prétexte » pour passer deux heures avec un comédien d’exception, un comédien « solaire ». « [Romain Daroles] suscite une sympathie gigantesque dès son arrivée sur scène. Il a une façon de gérer son corps et de réinventer la langue tous les soirs, une façon de remettre en jeu le texte tous les jours… »
Daroles, de surcroît, provient du sud de la France — accent absolument « pertinent » pour défendre du Racine : « La magie du théâtre passe quand même par des interprètes formidables, conclut Gremaud. C’est un peu ça que j’avais envie de dire, aux lycéennes et lycéens d’abord, pour qui le spectacle a été imaginé : que le théâtre, ça passe aussi par des corps, et par des corps… généreux, enthousiasmants — voilà. »
À surveiller
Entre autres titres garnissant cette 23e édition du Carrefour international de théâtre, du 25 mai au 10 juin, on surveillera la première québécoise de Anna, ces trains qui foncent sur moi, sur un texte de Steve Gagnon. Transposition actuelle du roman de Tolstoï, le spectacle de près de quatre heures mis en scène par le Français Vincent Goethals réunira autour d’un même parti politique une bande d’amis de longue date. Au Diamant les 5 et 6 juin.
On surveillera également H+, proposé par le très actif Émile Beauchemin, figure connue des arts et de la technique. Sous l’angle de la performance, du tapis roulant et de la retransmission de signes vitaux en renfort, il courra, en livrant son texte devant public, les 21 derniers kilomètres d’un marathon — après avoir couru en coulisse les 21 premiers. Cette « auto-science-fiction », spectacle sur notre soif de productivité, pourrait être particulièrement en phase avec l’époque. Au Périscope les 6 et 7 juin.