«Tableau final de l’amour»: tableaux de la sensation

Benoit McGinnis et Angela Konrad sont enfin réunis au théâtre.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Benoit McGinnis et Angela Konrad sont enfin réunis au théâtre.

C’est la force d’un roman qui a réuni Angela Konrad et Benoit McGinnis pour cette première collaboration. Lorsque la metteuse en scène a contacté Larry Tremblay pour le féliciter après avoir lu son Tableau final de l’amour, il lui a appris que le comédien — avec qui elle désirait depuis longtemps travailler — venait de faire la même démarche. L’interprète avait signalé à l’auteur son intérêt pour une éventuelle transposition théâtrale, ayant vu dans le récit un matériau captivant lui permettant de plonger dans un univers plus « trash, qu[’il n’a] pas souvent joué ».

« J’ai envie d’embarquer dans des projets qui vont m’en apprendre, qui vont me faire grandir. Et c’est ce que je vis en ce moment. Cela me nourrit en tant qu’humain de façon incroyable. » Un McGinnis emballé rencontre là un « grand personnage, digne des grands rôles au théâtre. Il y a tellement de matériel ! Il vibre de tant de façons, Francis Bacon », dit-il.

Ce n’est pas la première fois que le génial peintre britannique (1909-1992) inspire la scène. Le Français Denis Lavant l’avait notamment incarné en 2005, aussi à l’Usine C, dans Figure. Qu’est-ce qui fascine chez Bacon ? « La radicalité avec laquelle il interroge la représentation, le corps, estime Konrad. Et je pense qu’il y a quelque chose dans la présence humaine qui est extrêmement mystérieuse chez lui. »

Librement inspiré par cette vie excessive qui a traversé les deux guerres mondiales, Larry Tremblay imagine la relation troublée de Bacon avec son amant et modèle, George Dyer. On voit dans plusieurs toiles le corps et le visage, déformés, de ce toxicomane qui s’est suicidé à Paris en 1971, juste avant la glorieuse rétrospective qui y était consacrée au peintre. Un amour assez tordu, qui parle également de ce qu’un artiste peut sacrifier pour son art. « C’est le rapport avec l’amant, mais dans l’art aussi, précise le comédien. C’est ce genre de relation qui le stimule. Il a besoin de ça pour créer, même si c’est sombre. Plus c’est difficile, plus il est allumé. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Angela Konrad, metteuse en scène de «Tableau final de l'amour», dans le décor en construction, à l'Usine C.

Angela Konrad enchaîne : « Ce que je trouvais très fort dans le roman, c’est comment Larry arrive à tisser un réseau sous-jacent entre les enjeux d’horreur de l’adolescence dans le rapport avec un père violent et l’horreur de la grande histoire (Hitler, l’Holocauste), et aussi comment tout ça se dépose dans la perception d’un artiste pour reconfigurer le réel. Bacon dit ne pas peindre l’horreur, mais le cri [de l’humain]. Et Larry décrit comment le peintre capte chez George Dyer une pulsion de vie, et de mort, qui fait probablement résonner la sienne, une espèce d’écran de projection. »

Ce qui intéresse la créatrice ici, c’est la rencontre entre « deux solitudes, qui ne peuvent et ne veulent pas en guérir ». Deux êtres qui « s’entrechoquent et se servent l’un de l’autre ». Elle a été bouleversée dans le roman par une scène où le peintre, après la mort de Dyer, saisit finalement que, « pour George, le fait d’avoir été son modèle a constitué le seul sens de son existence, et que lui, Bacon, n’avait rien compris avant. C’est toute la question du malentendu dans la rencontre avec l’autre. Comment cette rencontre traverse le processus de création et souvent va de pair avec une mise à mort. Un sacrifice. » Cette relation « sadomasochiste » finit par dessiner l’histoire d’une œuvre à venir et d’une mort annoncée.

La scène devient alors le ring d’une relation qui s’est amorcée par une lutte, lorsque Dyer a fait intrusion dans l’atelier de Bacon pour le cambrioler. Une relation comme « un lieu de combat. Mais c’est surtout un lieu de combat intime, avec soi-même », précise Konrad.

J’ai envie d’embarquer dans des projets qui vont m’en apprendre, qui vont me faire grandir. Et c’est ce que je vis en ce moment. Cela me nourrit en tant qu’humain de façon incroyable.

 

Dans Tableau final de l’amour, le romancier fait dire à son protagoniste et narrateur que l’art n’appartient pas au domaine de l’éthique. La metteuse en scène acquiesce : pour elle, l’art a une fonction cathartique. « Je pense que si Bacon nous [remet en question], nous bouleverse, nous choque, c’est parce que justement il crée au-delà d’une pensée manichéenne du bien et du mal, il transcende la beauté et la laideur, le diktat du gros bon sens. Il est dans un acte de liberté radical. Sa création est de l’ordre de la représentation de l’horreur, oui, mais celle-ci est symbolisée, transcendée. »

Remémoration

Benoit McGinnis encense l’écriture de Larry Tremblay. « C’est incroyable, la structure de ses phrases, comment il réussit à amener la beauté dans cette horreur et dans cette douleur-là. » « Et dans cette jouissance, ajoute sa complice. Le récit est quand même traversé par le désir. »

Signée par l’auteur lui-même, en un dialogue avec Konrad, la transposition scénique prend la forme d’une condensation du roman, se concentrant sur la relation entre les amants telle que racontée par Bacon. « À la base, Larry a beaucoup insisté là-dessus, c’est une “adresse au mort”, dit-elle. Donc, on est dans une forme de remémoration de ce qui a eu lieu. Et surtout de toute la sensation couplée à la rencontre avec George, qui amène Bacon à un processus de création. » La narration est donc principalement un monologue, mais un monologue habité par la présence « hyperimportante » de Samuël Côté, qui incarne le disparu, note son partenaire. « On fait vraiment le show à deux. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Benoit McGinnis, interprète, de «Tableau final de l'amour», dans le décor en construction, à l'Usine C.

La metteuse en scène a construit en écriture de plateau, à partir de la proposition des acteurs, une représentation théâtrale qui « témoigne de ce que le roman fait : une suite de tableaux, que je qualifierais de tableaux de la sensation ». Il s’agit de rendre compte de ce que dit l’œuvre littéraire, sans l’illustrer. « L’écueil dans lequel il ne faut pas tomber quand on travaille sur Francis Bacon, selon moi, c’est d’aller dans la représentation de ses toiles, de le représenter dans sa fonction de peintre. On serait dans un réalisme qui n’est pas de mise. Les tableaux de Bacon ne sont jamais dans une forme de reproduction du réel. »

Et l’interprète campera son personnage sans chercher à imiter le célèbre peintre. On n’est pas ici dans la biographie. Les deux artistes comparent cette création à une installation muséale. « Les murs blancs étaient très importants pour que les représentations mentales du spectateur complètent l’œuvre. On n’a pas envie de lui présenter ce qu’on connaît déjà, mais de donner de l’espace au texte. Et Benoit montre toutes les nuances, toutes les perspectives que le roman révèle du personnage, avec une [souplesse] qui me bouleverse. »

La directrice de l’Usine C monte Tableau final de l’amour dans la petite salle de son théâtre. Elle désirait donc un spectacle très intime. Et le processus créatif s’est d’abord appuyé sur une très grande intériorité, indique en souriant Benoit McGinnis. « Au début des répétitions, Angela disait souvent : “Je ne veux même pas t’entendre. Dis le texte, mais ne pousse rien.” On a le réflexe, comme acteur, d’aller porter tout de suite le texte pour qu’il soit entendu. C’était intéressant de commencer comme ça, dans une finesse, une délicatesse, pour construire le spectacle. »

Fondant poésie scénique, musique et vidéo minimaliste, cette œuvre interdisciplinaire se réduit à l’essentiel pour laisser émerger l’imagination du public. « La scène ouvre le sens, elle ne doit pas montrer », explique Angela Konrad. La créatrice aspire à « combiner tous ces éléments pour créer un fil conducteur qui sera très proche de ce que Bacon a cherché dans son rapport au réel. Sans l’imiter, je veux essayer de comprendre son propre rapport à la représentation, de traduire sa quête artistique à lui. »

Tableau final de l’amour

Texte et adaptation : Larry Tremblay. Mise en scène : Angela Konrad. À l’Usine C, du 18 au 21 mai, et dans le cadre du Festival TransAmériques, du 1er au 3 juin. Les séances initiales de ce spectacle attendu sont déjà complètes, mais notez qu’il sera repris à l’Usine C du 5 au 16 septembre.

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