«L’écoute d’une émotion»: mouvements du désir

L’autrice Marie-Laurence Rancourt et l’actrice Larissa Corriveau 
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir L’autrice Marie-Laurence Rancourt et l’actrice Larissa Corriveau 

« Parfois, on a des coups de foudre spontanés pour des oeuvres. » Larissa Corriveau a modifié l’horaire de ses engagements afin de pouvoir jouer dans L’écoute d’une émotion à l’Espace Go. « Le texte m’a renversée à la première lecture, explique la comédienne. Et, peut-être parce que Marie-Laurence [Rancourt] ne vient pas du théâtre, donc qu’elle n’est pas [formatée], rompue à certains clichés d’écriture, son texte sort un peu, par sa forme, de ce que je suis habituée de lire ou de voir sur scène. Il y a quelque chose de presque outrancier dans le langage, elle travaille beaucoup par surenchère, par répétitions. C’est très foisonnant. Et c’est aussi un sacré défi ! [Rires] Mais j’aime ces vertiges. »

Il s’agit de la première création théâtrale signée en solo par Marie-Laurence Rancourt, qui a écrit et réalisé plusieurs documentaires sonores, en plus d’avoir contribué à Aalaapi, spectacle présenté à la salle Jean-Claude-Germain en 2019. La protagoniste de son monologue est elle aussi une femme de radio : dans le studio où elle s’apprête à amorcer son émission, une animatrice se souvient de sa liaison passionnelle avec un homme, qu’elle décortique. L’autrice désirait réconcilier la pensée et les affects dans L’écoute d’une émotion. « Et j’avais envie de mettre en scène une femme qui pense. » Celle-ci raconte le désir amoureux non pas de manière anecdotique, mais en en faisant plutôt une « matière à penser, à réfléchir un rapport plus large à la vie ».

Pour Marie-Laurence Rancourt, le désir, dans son sens général, est ce qui nous met en mouvement. Elle élargit cette notion à un grand désir de vivre intensément. « C’est ça, le désir, aussi : une expérience d’intensification, à travers l’amour, entre autres, de sa propre existence. On est à la recherche de moments comme ça. On ne peut pas juste s’inscrire dans l’ordinaire des jours, dans cette espèce de brouillard répétitif où on peut s’engluer dans nos habitudes. Mon personnage aspire à se mettre en mouvement. Et ce qu’il nous dit à travers le désir, qui est un élément d’étrangeté surgissant dans sa vie à travers une rencontre, c’est qu’il y a de la place pour l’inattendu. »

Et au lieu d’animer son émission radiophonique comme d’habitude, la protagoniste réfléchit au micro, reproduisant elle-même un peu cette expérience de l’inattendu. « En fait, on est placés dans la même situation comme spectateurs, par la capacité de cette femme à créer quelque chose qu’elle va improviser par le langage. On sait bien que c’est répété, on est au théâtre, dit l’autrice, mais pour le public, il y a une mise en abyme de ce qu’elle a vécu. »

Larissa Corriveau note pour sa part la singularité de cette description du désir. « Le désir féminin, qu’il soit extraconjugal ou non, est souvent présenté de manière très morale. On sent l’enfermement du personnage féminin dans sa mauvaise conscience. Ici, toute question morale ou éthique est éjectée. On est vraiment dans l’expression d’une liberté. Et Marie-Laurence me dirige beaucoup avec le mot “étonnement”, qui revient souvent en salle de répétition. »

La metteuse en scène — un rôle qu’elle occupe pour la première fois au théâtre — explique : « On s’absente un peu de soi au moment où on vit quelque chose d’intense, pour plus tard y repenser. D’où l’étonnement du personnage, qui n’était pas dans la pleine conscience. Et même si elle raconte ce récit, je voulais qu’elle reste dans cette espèce d’évocation de l’absence à soi. »

C’est ça, le désir, aussi : une expérience d’intensification, à travers l’amour, entre autres, de sa propre existence. On est à la recherche de moments comme ça. On ne peut pas juste s’inscrire dans l’ordinaire des jours, dans cette espèce de brouillard répétitif où on peut s’engluer dans nos habitudes. Mon personnage aspire à se mettre en mouvement. Et ce qu’il nous dit à travers le désir, qui est un élément d’étrangeté surgissant dans sa vie à travers une rencontre, c’est qu’il y a de la place pour l’inattendu.

 

Présence atypique

Pour L’écoute d’une émotion, Marie-Laurence Rancourt cherchait une interprète ayant du charisme et qui « puisse être porteuse d’une présence différente, un peu inhabituelle — dans le bon sens du terme ». « Je trouve qu’on a besoin de voir des femmes qui s’inscrivent moins dans des standards, peut-être même d’interprétation. » Plusieurs lui ont alors suggéré Larissa Corriveau.

La comédienne n’est pas surprise par cette perception. « Je commence à le savoir, dit-elle en riant. Je me fais dire ça depuis que je suis à l’école de théâtre. En fait, depuis que je suis petite. Je ne sais pas ce que c’est exactement. Ce n’est pas à moi de le définir. Mais tant mieux. J’en suis très heureuse, parce que ça m’amène à travailler avec des gens qui ont des démarches plus marginales. Je pense à Marie Brassard, et à Denis Côté et Stéphane Lafleur au cinéma. Ce sont des artistes un peu champ gauche, qui sont toujours dans la marge, parce que c’est leur nature aussi. Et Marie-Laurence a un côté comme ça. »

« Larissa a une vraie profondeur, ajoute cette dernière. Et ça, ça ne s’invente pas pour un rôle. Pour porter un monologue comme celui-là, il faut quelqu’un qui tout de suite est magnétique, mais aussi qui peut dire ces phrases-là et qu’on puisse ycroire.Je pense que ce qui fait une différence, c’est qu’elle a aussi une démarche de créatrice. Ça se sent. C’est quelqu’un qui pense, qui a des références [culturelles]. »

Un échange « très enrichissant » s’est donc noué entre l’autrice et la comédienne, qui loue à son tour l’éloquence de Rancourt, son don pour exprimer ses idées. La protagoniste de la pièce est elle-même une passionnée des mots. « C’est peut-être là où Marie-Laurence s’est tendu un miroir à elle-même, sans s’en rendre compte, dit Larissa Corriveau en souriant. On sent vraiment que le personnage est amoureux du langage, il est toujours en train d’en tester les limites, de [se demander] jusqu’à quel point on est capable de mettre des mots sur les affects, sur le ressenti. Est-ce qu’on peut tout exprimer, est-ce qu’on peut rejoindre l’autre juste avec les mots ? Il y a toujours ce discours-là en filigrane du texte, ce qui est très beau. »

La pièce jette un pont entre deux médias de la parole : le théâtre et la radio. « Je trouve sa construction très intéressante, ajoute l’interprète. Elle s’ouvre sur l’idée que commencer une émission de radio, c’est comme commencer un amour. Puis, on trace les deux lignes en parallèle. »

Marie-Laurence Rancourt voit en effet beaucoup de liens entre « l’expérience du désir qu’on peut éprouver pour quelqu’un » et une émission radiophonique. « Le studio est un lieu très particulier, parce que c’est une espèce de condensé d’un rapport au monde. Comme dans la vie où il y a un plaisir à penser qu’il y aura de l’inattendu, des choses à improviser, il y a à la radio une part d’intuition, une ouverture à l’imprévisible. C’est un peu comme une aventure, pour moi, ouvrir un micro. Le fait d’être là, d’être entendu et écouté et de ne pas nécessairement savoir ce qu’on va faire de ce temps. »

Sans baigner dans une totale étrangeté, le spectacle comporte une part de fantasmagorie, qui l’éloigne d’un réalisme strict. Très inspirée par la vision du théâtre du réputé auteur et metteur en scène français Joël Pommerat, la créatrice a envie d’explorer dans les prochaines années, avec sa compagnie Magnéto, un théâtre « où le réalisme intègre la part du rêve sans la distinguer, où on se demande parfois si on est dans la réalité ou dans l’imaginaire. Pour moi, c’est comme une seule et même chose ».

Avec L’écoute d’une émotion, Larissa Corriveau se mesure quant à elle à son deuxième solo (après le très « underground » Emily Dickinson, en 2011). « C’est sûr que c’est vertigineux, ça demande beaucoup de concentration, de focalisation, d’abandon et de confiance. Mais j’aime me plonger dans des aventures incertaines. C’est ce qui m’excite le plus. Au pire, on se plante et c’est ça. Mais j’aime mieux me lancer et prendre une débarque que de faire des choses un peu plates qui fonctionnent. » Comme son personnage, l’interprète a soif d’inattendu.

L’écoute d’une émotion

Texte et mise en scène : Marie-Laurence Rancourt. Avec Larissa Corriveau. Coproduction de Magnéto et du Théâtre français du Centre national des arts, en collaboration avec l’Espace Go. À l’Espace Go, du 9 au 20 mai.

À voir en vidéo